Démantèlement du camp de migrants mineurs de la place Saint-Gervais, près de l'Hôtel de ville de Paris, le 30 avril 2024. Crédit : Reuters
Démantèlement du camp de migrants mineurs de la place Saint-Gervais, près de l'Hôtel de ville de Paris, le 30 avril 2024. Crédit : Reuters

Une enquête menée par Action contre la faim, une ONG présente dans les pays les plus pauvres de la planète, dresse un constat alarmant : à Paris, 53% des mineurs isolés de moins de 16 ans, en majorité guinéens et ivoiriens et en errance sur le sol français, sont en situation de "faim sévère".

"On court derrière la nourriture toute la journée". Voici l’une des phrases qu’Action contre la Faim (ACF), une ONG qui opère notamment dans les pays les plus pauvres de la planète, espérait sans doute ne plus entendre à Paris, une des villes les plus riches au monde. Pourtant, dans une enquête menée cet hiver auprès d’une centaine de mineurs étrangers, âgés de 15 ou 16 ans, sans ressource, l'ONG affirme que ces jeunes qui errent dans la capitale française ne mangent pas à leur faim. 

"C'est évidemment indigne pour la France qui n'est pas à la hauteur de ses obligations en matière de faim", s'indigne Helène Quéau, cheffe de la mission France pour Action contre la faim, contactée par InfoMigrants. "C'est même intolérable".

Car le constat est "très alarmant", jugent l’ONG et les co-auteurs du rapport publié à partir de l'enquête de terrain. Outre un accès insuffisant à un hébergement, l’inexistence d’un accompagnement médical ou l’impossibilité d’aller à l’école, ces jeunes se couchent souvent le ventre vide. 

D’abord parce que ces adolescents sont abandonnés par l’État. Non reconnus mineurs, ils ne font pas partie des jeunes pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE). La plupart ont déposé un recours en justice pour la reconnaissance de leur minorité et sont en attente de la décision d'un juge pour enfant. Mais, en attendant cette décision qui peut prendre plusieurs mois, ils sont livrés à eux-mêmes dans les rues.


Des jeunes s'apprêtent à passer la nuit sous leur tente, place Saint-Gervais, à Paris. Ils craignent d'être délogés par les forces de l'ordre. Crédit : Mehdi Chebil
Des jeunes s'apprêtent à passer la nuit sous leur tente, place Saint-Gervais, à Paris. Ils craignent d'être délogés par les forces de l'ordre. Crédit : Mehdi Chebil


Ensuite parce qu’ils ne connaissent rien du pays dans lequel ils sont arrivés. Ils sont donc majoritairement dépendants de l’aide alimentaire pour se nourrir et n’ont souvent aucune réserve de nourriture en leur possession.

"53 %, un chiffre qui marque une tendance inquiétante"

Mais connaissent-ils seulement les points de distribution ? Pas toujours. Et selon le rapport, les connaître ne suffit pas, encore faut-il pouvoir s’y rendre. Or "les différents sites de distribution sont souvent éloignés de leurs lieux de repos, ce qui limite leur fréquentation régulière".

Au cours de ses reportages, la rédaction d’InfoMigrants a souvent rencontré des mineurs en recours qui ne pouvaient pas se déplacer dans Paris pour manger : certains étaient trop fatigués de marcher, après des nuits "chassés par la police", et préféraient attendre "un seul repas" dans la zone où ils se reposaient. D’autres avaient peur de se faire arrêter dans les transports publics sans tickets ou passe Navigo. 


Devant la maison des Métallos, lieu culturel de Paris, occupé par des mineurs en recours pour faire reconnaitre leur minorité, le 12 avril 2024. Crédits : Romain Philips
Devant la maison des Métallos, lieu culturel de Paris, occupé par des mineurs en recours pour faire reconnaitre leur minorité, le 12 avril 2024. Crédits : Romain Philips


Plus de la moitié de jeunes interrogés par ACF (53 %) sont en situation de "faim sévère", c'est-à-dire qu'ils n'ont pas mangé depuis 24h, et se sont couchés le ventre vide. "Nous calculons ce niveau de faim grâce à un faisceau d'indicateurs", explique Hélène Quéau.

"Il s'agit d'un des plus hauts scores relevés par ACF sur l'ensemble des enquêtes menées depuis 2019 en France", lit-on dans le rapport.

"C'est un niveau de criticité rarement atteint", précise la responsable d'ACF. "Évidemment, il faut être prudent avec les chiffres, ne pas comparer avec l'incomparable car tout dépend de l'échantillonnage de personnes interrogées, mais 53 % de faim sévère, c'est un niveau qu’on trouve plutôt dans des contextes de crises humanitaires aigües, comme en Afrique de l’Ouest", continue-t-elle. "C'est un chiffre qui marque une tendance inquiétante, dont on peut pas détourner le regard".

Environ 39 % des jeunes sont en situation de faim modérée, alors que seulement 8 % ont peu ou pas de faim, révèle encore l’enquête menée pendant 4 jours en octobre et novembre 2023 au sein de 4 dispositifs : la Halte Humanitaire (1er), le Coucou Crew (18e), la permanence inter-associative du mercredi matin au jardin Pali Kao (20e), et la permanence d’Utopia 56 à l’Hôtel de ville (1er).

"24 heures sans rien manger"

L'enquête souligne également la "saturation" des sites de distributions. À titre d'exemple, l'aide alimentaire de la porte de la Villette, dans le 19e arrondissement de Paris est l'un des dispositifs de distribution de repas les plus fréquentés de France, selon une analyse de ACF en mai 2024.


Alvin, un Guinéen de 17 ans, dort seul vers la Gare de Lyon, à Paris, en mars 2023. Crédit : Mehdi Chebil
Alvin, un Guinéen de 17 ans, dort seul vers la Gare de Lyon, à Paris, en mars 2023. Crédit : Mehdi Chebil


Les risques de violences inhérents à l'attroupement de personnes à un même endroit effraient parfois les mineurs. "Ces dispositifs ne sont pas nécessairement adaptés aux jeunes et les exposent à des risques de violence en mixité avec des publics majeurs très précarisés".

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Il est difficile d’évaluer le nombre total de ces mineurs isolés dans la capitale. Une grande partie d'entre eux sortent des radars des associations. Certains sont passés par l’école Erlanger, dans le 16e arrondissement de Paris, occupée pendant des mois par des centaines d’exilés jusqu’en juin 2023. D’autres ont vécu dans le parc de Belleville, dans le nord de la capitale, avant son évacuation en octobre dernier. D’autres encore se sont réfugiés sous les ponts du centre de Paris cet hiver, avant d’en être délogés.

Une errance sans fin pour ces mineurs qui, conformément à la politique sécuritaire du "zéro point de fixation", n'ont pas le droit d'établir de campements informels pour se reposer.

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Selon une enquête menée par la Coordination nationale jeunes exilés en danger (CNJED) auprès d’une centaine d’associations et collectifs actifs dans 83 départements, "au moins 3 477 jeunes isolés étrangers" seraient en cours de procédure pour faire reconnaître leur minorité en France. Et parmi eux, plus d'un tiers, au mois de mars, étaient à la rue sans aucune solution de logement.

 

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