Margot Gallimard, une femme à la page

Féministe assumée, Margot Gallimard, 36 ans, fait souffler un vent nouveau sur la prestigieuse maison d’édition familiale. Sa mission : défendre les écrivaines oubliées dans l’histoire de la littérature. Quitte à se démarquer des siens.
Margot Gallimard
Margot Gallimard photographiée dans la librairie Delamain (qui appartient au groupe familial), Paris 1er.Laura Stevens pour Vanity Fair

À l'automne 2019, Alexandre Antolin est un jeune chercheur qui termine sa thèse en lettres modernes à l’université de Lille. Son sujet : le roman Ravages, de Violette Leduc. Et plus précisément, la censure exercée par Gallimard, qui n’a accepté de publier le texte, en 1955, qu’au prix de redoutables coupes. Un avortement, un viol et surtout une histoire d’amour lesbienne entre deux adolescentes ont disparu de la version finale. Trop sulfureux pour l’époque. Trop risqué. C’est « un assassinat » pour Violette Leduc, qui en sort « brisée » et passe plusieurs mois en maison de repos à cause du choc. Le manuscrit original n’a malheureusement jamais été retrouvé, mais Alexandre Antolin est obsédé par l’idée de reconstituer le texte au plus près, grâce aux carnets de travail de l’écrivaine. Il soumet l’idée au directeur de la collection L’Imaginaire, chez Gallimard, qui semble intéressé. Les difficultés apparaissent aussitôt. Les spécialistes ne sont pas d’accord entre eux sur la manière de faire ; les ayants droit ne sont pas tous convaincus... Le projet est au point mort quand Margot Gallimard prend la tête de L’Imaginaire, début 2021. La nouvelle éditrice en fait un combat personnel. Durant deux ans, elle remue ciel et terre, tout en déployant des trésors de diplomatie. « Elle s’est démenée jusqu’à l’épuisement, souffle le chercheur, à l’origine de la nouvelle version de Ravages, publiée en novembre 2023. Un autre éditeur aurait probablement fini par abandonner. »

L’histoire joue parfois des tours. Ainsi donc, une censure effectuée à l’époque de Gaston Gallimard, le fondateur de la prestigieuse maison, a été corrigée, soixante-dix ans plus tard, par son arrière-­petite-fille, Margot Gallimard. À 36 ans, la jeune femme présente un profil singulier dans le petit milieu feutré de l’édition : ouvertement féministe, lesbienne, elle s’est fixé pour mission de redonner toute leur place aux écrivaines oubliées dans l’histoire de la littérature. Et L’Imaginaire semble le lieu idéal pour une telle entreprise. La collection, créée en 1977 par son père, Antoine Gallimard, l’actuel PDG du groupe, se présente comme un intermédiaire entre les grands formats et la collection de poches Folio.

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Pour rencontrer Margot Gallimard, il faut se rendre – pardon pour les répétitions– aux éditions Gallimard, rue Gaston-Gallimard, dans le 7e arrondissement de Paris. L’éditrice est une héritière ; impossible de l’oublier. Sur les murs de son bureau, situé au même étage que celui de son père, s’empilent les noms glorieux : Guillaume Apollinaire, Victor Hugo, Marcel Proust, Romain Gary... Les éditions Gallimard sont réputées pour avoir le plus beau fonds de la littérature française et L’Imaginaire a la noble tâche de le valoriser. « Je la trouve belle cette collection, parce que c’est une manière de vaincre l’oubli, qui est la crainte de tout écrivain », revendique Margot Gallimard. Elle parle d’une voix claire, sans arrogance ni circonvolutions, presque gênée de l’intérêt qu’elle suscite autour de son nom. « Je ne suis pas certaine de répondre à toutes les questions », prévient-elle. Mais elle sait que pour sortir les écrivaines des limbes dans lesquelles on les a poussées, il faut surmonter sa réserve naturelle et parler. Des récentes sorties, des prochains textes à venir... Alors, derrière son bureau, elle se penche sur les notes qu’elle a prises en préparation de notre rendez-vous.

Tatouage de stylo-plume

Margot Gallimard a grandi « juste là » dit-elle en montrant l’immeuble de l’autre côté de la cour, à travers la fenêtre de son bureau. « Là » : l’appartement de fonction des éditions Gallimard, où résidait sa famille, devenu un pied-à-terre pour les écrivains de passage. « Encore aujourd’hui, entre nous, quand on demande : “Tu es dans la maison ?” on sait qu’on parle de la maison d’édition », raconte-t-elle, alors qu’une mèche de ses cheveux blonds, portés courts, glisse sur son visage. Dans les années 1990, la jeune fille pratique beaucoup la danse, l’écriture et le dessin. Puis se passionne pour le cinéma, fascinée par le destin de Romy Schneider. « Attention, je refoule : pour moi elle n’est pas morte, elle a juste déménagé », lance-t-elle dans un sourire. Alors une fois le bac en poche, quand toute l’histoire familiale la porte vers l’univers du livre, elle fait le choix de l’à-côté et commence des études de cinéma, avec un master de scénario à l’École supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA). Une manière d’écrire, sans prétendre être écrivain – comment oser quand on porte le poids de ce patronyme ? « Nos murs ne sont pas faits de briques, mais de livres », insiste-t-elle. La littérature est trop importante, trop là, trop sur un piédestal. Elle colonise jusqu’à sa peau où se dévoile, sur son bras droit, le tatouage d’une plume de stylo.

Pour l’éditrice, les femmes « sont en déficit de transmission de leur histoire, de leurs mémoires, et donc de leurs littératures aussi ».

Laura Stevens pour Vanity Fair

Pour acquérir un peu d’expérience, Margot Gallimard enchaîne les petits jobs sur les tournages : régie, assistanat à la mise en scène... Elle s’installe loin de Saint-Germain-des-Prés, dans le 11e arrondissement, moins paralysant. « Je préfère la Rive droite », dit-elle. Elle aimerait se tourner vers la réalisation, tourne un court-métrage sur un couple lesbien qui se défait, puis développe un projet de long, une adaptation de Tenir jusqu’à l’aube de Carole Fives. Mais les financements tardent à venir. Le cinéma est une affaire de longue haleine et même le nom de Gallimard n’ouvre pas toutes les portes. Dans la famille, c’est la littérature qui occupe toute la place. Charlotte, l’aînée, est à la tête de Casterman (qui appartient au groupe Madrigall, une anagramme de Gallimard), tandis que Laure, née cinq ans avant Margot, dirige le département de la petite enfance pour Gallimard Jeunesse. Seule Louise, la dernière fille d’Antoine, née d’une ­deuxième union en 2002, ne se destine pas à l’édition. Alors, à tous les repas, on discute de livres, de parutions, on évoque les prochains prix. Et l’apprentie cinéaste, qui s’était pourtant juré de ne jamais rejoindre la maison, veut désormais en être.

Il faut dire que, pour sa défense, chez les Gallimard, l’édition s’hérite comme on hérite parfois de la couleur des yeux. Dès les débuts, Gaston Gallimard, qui a bâti l’entreprise en 1911, travaille en famille. Il y fait entrer son frère et son neveu. Quand il meurt en 1976, son fils Claude assure la succession, et ses quatre enfants le rejoignent tous, à un moment ou à un autre. Mais l’aînée, Françoise, un temps chargée de la littérature anglo-saxonne, ne semble pas destinée à prendre la suite. Parce qu’elle est une femme ? À l’époque, ce sont encore les hommes qui incarnent le pouvoir. Christian, le premier garçon, fait longtemps office d’héritier prodige, avant d’être évincé par son père en 1984. Coup de théâtre : Antoine, le père de Margot, se glisse alors dans le rôle du successeur ; lui le rebelle, capable de défendre les barricades en mai 1968.

Doubles préfaces

En entrant dans la maison familiale en 2021, Margot Gallimard compte le nombre d’écrivaines publiées dans la collection L’Imaginaire. Sur 320 auteurs, elle en dénombre à peine 34. C’est décidé, il faut rétablir la balance. Elle commence par la réédition des Nouvelles pensées de l’Amazone, de Natalie Clifford Barney, une héritière américaine installée à Paris au début du XXe siècle, dont le salon rassemblait le gratin lesbien de l’époque. Margot se souvient combien elle avait peiné à trouver l’ouvrage à l’âge de 20 ans, écumant les bouquinistes et les sites d’occasion. Elle venait de se découvrir homo et s’était mise en quête des traces des lesbiennes du passé. Pourquoi était-il si difficile de mettre la main sur ce texte essentiel ? Le livre s’est donc imposé comme un premier choix idéal. « J’essaye de répondre à un goût qui m’est propre, mais qui est aussi très actuel, observe-t-elle. Nous, femmes, sommes en déficit de transmission de notre histoire, de nos mémoires, et donc de nos littératures aussi. »

Pour attirer l’attention sur ces écrivaines trop vite oubliées, l’éditrice a l’idée d’un système de doubles préfaces, souvent signées par des figures en vue du féminisme actuel : les autrices Constance Debré et Wendy Delorme, l’universitaire Laure Murat, la réalisatrice Céline Sciamma, la journaliste Victoire Tuaillon... Certaines participent à des rencontres et sont parfois interviewées dans la presse ou à la radio, devenant ainsi les porte-­parole officieuses d’écrivaines qui ne sont plus là pour se défendre contre l’amnésie du temps. Et ça marche. Les nouvelles sorties de L’Imaginaire sont désormais bien plus visibles dans les médias. Gallimard peut aussi compter sur l’accueil bienveillant d’une nouvelle génération de libraires, sensibles aux questions féministes et LGBT, et qui ont à cœur de mettre en avant ces propositions.

En 2022, il est temps de s’attaquer à des projets exigeants, comme la réédition du Voyage sans fin de Monique Wittig, publié par une revue militante quarante ans plus tôt. La pièce de théâtre donne lieu à des lectures à la Maison de la poésie à Paris, avec les actrices Adèle Haenel et Nadège Beausson-Diagne en têtes d’affiche. « Toutes les places se sont envolées en un rien de temps, se souvient l’écrivaine Anne F. Garréta, actuelle présidente du jury du prix Médicis. Ça devrait être la définition du métier d’éditeur, cette intuition qu’une œuvre, inconnue ou oubliée, va trouver immédiatement un public fervent. »

En un peu plus de deux ans, Margot Gallimard fait entrer une quinzaine de femmes dans la liste des écrivains publiés dans L’Imaginaire, aux côtés de Jack Kerouac ou d’Édouard Glissant. Les chiffres de vente rassurent ceux qui auraient pu s’inquiéter de la démarche. « Il y a plein d’éditeurs de la maison qui m’ont donné des idées, qui passent et me disent : “Tiens, regarde ce texte-là” », dépeint-elle.

De père en filles

La suite des événements donne néanmoins l’impression que tout n’est pas si simple. En juin 2023, Gabriel Matzneff s’incruste à une réception donnée dans les jardins du bâtiment, en hommage à Philippe Sollers, décédé quelques semaines plus tôt. Oui, si la maison publia le fameux Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, en 1949, elle a aussi édité des ouvrages où Matzneff se vante de multiplier les relations avec des mineures. Margot Gallimard aperçoit l’écrivain tombé en disgrâce. Et, comme d’autres, elle tourne les talons, expliquant dans Médiapart avoir « immédiatement quitté les bureaux quand [elle a] aperçu cette silhouette desséchée sur une chaise ». Le geste a touché Vanessa Springora. « Je trouve ça bouleversant car j’imagine que ce n’est pas évident pour elle, au sein de cette maison, sachant qui elle est, le nom qu’elle porte, d’être aussi entière dans ses positions », admire l’autrice du Consentement (2020), qui raconte l’emprise de Matzneff sur elle, alors qu’elle avait 14 ans, et dénonce la complaisance du milieu littéraire dont il a bénéficié.

Margot Gallimard incarne donc un certain renouveau. Peut-être à son corps défendant, car elle se garde bien de le revendiquer ainsi. Elle est une « aubaine en termes d’image » pour Gallimard selon l’écrivaine Chloé Delaume, préfacière d’un texte de l’écrivaine suisse Grisélidis Réal chez L’Imaginaire. « Aujourd’hui, je ne suis pas sûre que cet éditeur fasse beaucoup rêver les jeunes gens... Mais elle les sauve ! » Même enthousiasme du côté de Laure Murat, qui s’apprête à faire rééditer son Passage de l’Odéon dans la collection : « C’est assez fort ce qu’elle est en train de faire. On ne va pas faire pleurer dans les chaumières, mais c’est lourd à porter un nom comme ça, c’est limitant. » Issue de la maison Murat, une famille de la noblesse d’Empire, elle parle en connaissance de cause. « On vous attend toujours au tournant, on a tout de suite un préjugé sur vous. Mais, au lieu de tomber dans les atermoiements, elle fait de cet héritage quelque chose de positif. »

Puisque, depuis plus d’un siècle, Gallimard s’hérite de père en fils, Margot Gallimard pourrait-elle, un jour, prendre la suite ? Réponse de l’intéressée : « Je préfère rester du côté de la littérature. » Sur le mur de son bureau, un poster rose fluo indique : « Le désir est résistance à la norme. » Dans le futur, elle se verrait plutôt éditrice d’auteurs contemporains dans la collection Blanche – la plus prestigieuse. Mais « chaque chose en son temps », modère-t-elle, avec un geste de la main. Pour l’instant, elle vient d’intégrer le fameux comité de lecture de Gallimard. Il y a aussi ses projets de cinéma, toujours en cours... Et Antoine Gallimard, qu’en pense-t-il ? Pour ce portrait, nous avons sollicité un entretien auprès du Pdg de Madrigall, qui a décliné – en précisant tout de même qu’il se « [félicitait] du travail effectué » par sa fille sur L’Imaginaire.

En avril 2023, Charlotte et Laure ont été nommées directrices générales de Madrigall au côté de leur père. Cette fois, pas d’héritier mâle pour éclipser les prétendantes féminines. Tout semble donc prêt pour la succession. Margot Gallimard le sait : si la société reste bien, une génération de plus, aux mains de la famille, sa direction sera forcément féminine. Pour la première fois.