Faisant face à l’organisation terroriste de l’État islamique et aux forces armées turques, la région rebelle autonome de Rojava survit tant bien que mal depuis 2014. Entré au patrimoine mondial des révolutionnaires, aux côtés de la révolution russe, de la révolution espagnole ou encore de la lutte de libération anticolonialiste du Vietnam, Rojava est un idéal démocratique tentant de porter un projet égalitaire dans une région meurtrie en proie à de nombreux conflits. Mais la douce utopie réalisée par le peuple kurde de Syrie doit faire face à de nombreux défis.
Rojava, Fiume, Salo, La République libre de Wendland… Dans la série d'été « Maxi-utopies ou cauchemars XXL », Marianne explore des expériences politiques, autonomistes ou indépendantistes, au travers de leur projet idéologique et de leur réalisation pratique. Quand l'idéalisme politique se projette dans l'espace.
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1er avril 2011, dans le nord de la Syrie. À la faveur d’un vent de liberté venu du Maghreb, que les médias optimistes renommèrent très vite « le printemps arabe », les premières manifestations contre le régime de Bachar al-Assad éclatent. L’Alaouite héritier du parti Baas voit son autorité faiblir. Sur les lèvres insouciantes mais déterminées des protestataires fusent les termes de « citoyenneté » et de « liberté », en réponse au régime autoritaire et dictatorial des al-Assad.
Du printemps arabe à la guerre civile
Une semaine après les premières manifestations dans les villes du Kurdistan syrien, Bachar al-Assad promulgue un décret octroyant aux Kurdes de la région la citoyenneté syrienne. Le fils du Lion de Damas craignait le soulèvement de cette communauté de près de 3 millions de personnes (10 % de la population syrienne). Il libère 640 militants du principal parti kurde, le Parti de l’union démocratique (PYD), et tente d’amadouer leurs chefs. Bachar al-Assad sait quelle volonté de liberté et d’autonomie anime les Kurdes de la région, et quel atout ils peuvent représenter dans son conflit avec les rebelles. Et si les troupes du régime tiennent la région un premier temps, elles sont transférées en 2012 du nord de la Syrie vers d’autres lieux de conflit. C’est ainsi que, profitant du vide laissé par le régime en place, est fondé le Comité suprême kurde.
La révolution de Rojava
Le PYD profite alors de ce vide pour créer et gouverner trois États autonomes : Afrin, Kobané et Djézireh. Le parti est en mesure d’unir une grande partie de la population dans ces régions, en assurant sa protection à tous les habitants. À partir de novembre 2013, le Kurdistan syrien dispose donc de sa propre administration autonome, proche, sur le plan des idées, du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont le dirigeant et fondateur, Abdullah Öcalan, est détenu dans une prison turque depuis 1999. Quelques mois plus tard, le 29 janvier 2014, le PYD proclame la constitution du Rojava (« l’ouest », en kurde).
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Mais les Kurdes ne sont pas les seuls à avoir profité de l’instabilité régionale et Rojava doit très vite faire face à un ennemi grandissant : l’État islamique. Alors que celui-ci gagnait du terrain en Irak et en Syrie, il finit par conquérir le territoire jusqu’à Kobané. La victoire des Kurdes lors du siège de la ville va renforcer leur crédibilité, et leur donner l’occasion d’étendre leur territoire. « La bataille pour Kobané a été un facteur important pour rassembler les Kurdes d’Irak, d’Iran, de Turquie et de Syrie dans une cause commune », analyse le professeur spécialiste en relations internationales, Bekir Halhalli. Le mouvement kurde devient alors le symbole du combat contre l’expansion de l’État islamique en Occident, alors même que l’Europe doit faire face à plusieurs vagues d’attentats commis par Daesh. « L’imprégnation idéologique des combattants [kurdes] est forte - les cours politiques sont fréquents - et ils semblent bien avoir le sentiment de se battre “pour plus grand que soi” », analyse l’officier supérieur de l’armée de Terre Rémy Hémez.
En plus de l’État islamique, le Rojava fait face à la pression d’un autre ennemi, plus menaçant encore : la Turquie. Dès le début du printemps arabe, le régime turc s’est rapidement positionné du côté de l’opposition syrienne, principalement composée de groupes islamistes. Quant au PYD, il est perçu par Ankara comme une organisation proche du PKK, qui a longtemps utilisé les armes contre le gouvernement turc. Craignant que le Rojava génère un élan indépendantiste au sein de sa propre population kurde, la Turquie a longtemps laissé les djihadistes traverser librement sa frontière afin de se rendre en Syrie.
Un projet égalitaire d’inspiration rousseauiste
Depuis 2014, le Rojava se construit autour d’un projet révolutionnaire d’autogestion. Commune de villages, communes de femmes, d’ethnies, conseils populaires… Le modèle d’auto-administration de Rojava est complexe et tente de s’adapter au contexte géographique, tout en portant un projet égalitaire.
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La charte du Rojava, plus exactement « Contrat social de la Fédération démocratique de la Syrie du Nord », adoptée en 2014, organise le projet social du Kurdistan occidental. « Il faut prendre au sérieux la dénomination de “contrat social” », précise à Marianne le philosophe Florent Guénard. « La référence à l’idée contractualiste en général et à Rousseau en particulier est attestée. ». Le préambule de ce contrat social stipule que les peuples du Rojava-Syrie du Nord décident librement de s’associer pour former une fédération et constituer par là un modèle politique alternatif à l’État-nation qui a régné en Syrie, porté par le nationalisme baasiste, appuyé sur l'arabité. « Dans la déclaration de Rojava, le principe de légitimité n'est pas la nation arabe, mais celui qui découle de la volonté même de ceux qui sont amenés à former une entité politique », explique Guénard.
Öcalan et Bookchin
Ces grandes lignes idéologiques à l'œuvre à Rojava viennent de la réflexion d’Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, et qui élabore l’idée d’un confédéralisme démocratique, où démocratie directe, écologisme et féminisme sont liés. « La pensée confédéraliste d’Öcalan est très hybride et inspirée du concept de municipalisme libertaire de Murray Bookchin », indique Jean-François Kerléo. « L’idée est de créer des assemblées locales qui se fédèrent les unes aux autres pour s’organiser aussi bien culturellement, qu’écologiquement que politiquement, ainsi le pouvoir viendrait directement de la base pour remonter vers le sommet par des mandats impératifs de délégués qui représentent les assemblées locales, les municipalités. » Ce sont les communes, les plus petites unités de la société, qui représentent le mouvement populaire.
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L’originalité du Contrat social de Rojava réside dans le fait que cette déclaration de droits se réfère autant aux droits des individus (droits des femmes, de la jeunesse etc.) que des droits des groupes qui composent la région (reconnaissance des différentes cultures). « Cette double inspiration en fait autant l’originalité que la fragilité », estime Florent Guénard. « Car il faut rendre compatible l’existence de communautés, avec leurs traditions et leur histoire, et les revendications individuelles ». Pour le dire clairement : dans une région où la religion musulmane est dominante, difficile d'œuvrer pour l’émancipation des femmes sans se heurter aux croyances de certains groupes religieux. « Mais la force de cette déclaration réside bien dans l’idée que l’autoritarisme imposé dans la région par un parti nationaliste doit être renversé par l’adhésion des peuples à leur institution », abonde le philosophe. « La grande force du Rojava reste l’énergie de toutes les populations réunies kurde, chrétienne, arabe, yézidie à défendre un projet partagé de coexistence pacifiste avec une solidarité sans faille » conclut Florent Guénard.
Une expérience démocratique en danger : la situation fin 2023
Mais le rêve de confédéralisme démocratique construit sur un champ de ruines doit faire face à une situation de menace permanente. Les invasions turques depuis 2016 ont fait perdre de nombreux territoires aux Kurdes. Et l’annexion de nouveaux espaces change la donne. « L’administration autonome de Syrie du Nord et de l’Est a tendance à prendre le pas sur les structures démocratiques existantes à la base : une sorte d’étatisation apparaît tandis que le mouvement populaire est un peu plus en retrait », décrypte Florent Guénard.
Surtout, le gouvernement turc, bien décidé à en découdre, continue de mener une guerre massive fragilisant la continuité du projet démocratique du Kurdistan syrien. Le 1er octobre 2023, un attentat-suicide à Ankara revendiqué par le PKK a donné une excuse à la Turquie pour déclencher une vague d’arrestations. « Erdogan viole impunément le droit international, les frontières, sans que personne ne dise rien », alertait en mars dernier le porte-parole des forces kurdes au Rojava, Nouri Mahmoud, dans les colonnes de l’Humanité. Entre le cauchemar djihadiste, la dictature syrienne et l'islamisme agressif d'Erdogan, l'utopie du Rojava paraît aussi fragile qu'isolée.