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Des cyberesclaves forcés de frauder des Canadiens

En Asie du Sud-Est, les cartels de la drogue et du jeu ont une nouvelle vache à lait : le cyberesclavage. À partir de camps de travail où sont perpétrées toutes sortes d’arnaques en ligne, ces gangs criminels dérobent des milliards de dollars à des personnes partout dans le monde, y compris des Canadiens. Et ils s’appuient sur une armée de victimes de la traite de personnes pour le faire.

Publié le 10 septembre 2024
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Mis à jour le 10 septembre 2024

Bonjour, c’est Charlotte, ça va? Prête pour ta formation?

Novembre 2023. Monica* croit correspondre sur WhatsApp avec une collègue de l’agence de marketing Beardman. La retraitée, qui vit près de Montréal, est intriguée par la promesse d’un emploi en ligne.

Charlotte, qui prétend habiter à Thunder Bay, en Ontario, lui envoie un lien vers l’application avec laquelle elle devra travailler. Elle lui promet un salaire alléchant de 1000 $ par semaine, mais ses explications sur la nature précise du travail deviennent vite nébuleuses.

En résumé, Monica doit cliquer sur des produits qui défilent dans l’application, comme un aspirateur Dyson ou un parfum Hermès, pour améliorer leur référencement en ligne. Chaque clic constitue une tâche et il faut en faire un certain nombre par jour.

À ce moment, Monica ne réalise pas que l’image de marque de Beardman, une entreprise réelle enregistrée au Nebraska, a été usurpée pour créer cette application bidon. Ni que les photos des produits sont toutes tirées du web.

Charlotte poursuit la conversation. Elle explique que chaque clic lui rapporte une commission en USDT, une cryptomonnaie liée au dollar américain, qu’elle peut encaisser à la fin de la journée.

Montage de listes de produits offerts en ligne.
L’application bidon, qui a depuis été retirée du web, a été créée en usurpant l’image de l’agence de marketing Beardman.  Photo : Radio-Canada

Un détail important. Monica devra faire des dépôts – de montants variés – pour effectuer ses tâches quotidiennes. Ce n’est pas un investissement, car cet argent te sera retourné, en plus de ta commission, lui assure Charlotte avec des émojis encourageants 😊.

À sa grande surprise, Monica reçoit 77 $ après quelques minutes de travail.

Au fil des jours, elle encaisse ses commissions et réinvestit l’équivalent de centaines de dollars canadiens, à partir de comptes sur des plateformes d'échange de cryptomonnaies légitimes, que Charlotte et d’autres collègues l'aident à ouvrir.

Des bulles de messages empilés.
Des annonces offrant des emplois bien rémunérés sont fréquemment envoyées par textos, la plupart en anglais.  Photo : Radio-Canada / Émilie Robert

Au fil du temps, le nombre de personnes qui correspondent avec Monica augmente.

Elle discute à longueur de journée avec ses supposés collègues. Ils s’échangent des confidences et des conseils pour réussir dans le métier. Elle parle entre autres avec une certaine Jessie, qui lui raconte son envie de quitter son conjoint violent grâce à ce revenu d’appoint.

Monica ne se doutait pas qu’elle allait perdre 240 000 $ en trois mois dans une fraude perpétrée par des criminels à l’autre bout du monde.

Ni que ses collègues étaient, de toute apparence, eux aussi des victimes, mais d’un tout autre ordre.

*Monica a demandé l’anonymat, car ses proches ne savent pas qu’elle s’est fait arnaquer.

Un bâtiment grillagé.
Un édifice du complexe surnommé « Chinatown » dans le district de Sihanoukville, au Cambodge, où des opérations de cyberesclavage ont été recensées.  Photo : Getty Images

L’autre victime
L’autre victime

Août 2022. Francis Kamugisha est à bord d’un avion en direction du Laos. L’Ougandais de 32 ans, incapable de trouver un emploi bien rémunéré dans son pays malgré des diplômes universitaires en informatique et en finance, a du mal à y croire.

Une entreprise chinoise, Bebe Technologies, vient de l’embaucher comme gestionnaire en technologies de l’information (TI). Elle a payé son déplacement vers la capitale laotienne, où elle a supposément des bureaux.

Avant son départ, Francis a rencontré une représentante de l’entreprise en personne. Le salaire de 1500 $ par mois qu’elle lui a offert est dix fois plus élevé que la moyenne ougandaise.

« Ça semblait très légitime. Elle cherchait quelqu’un capable de gérer les bases de données de l’entreprise. Leur site web était professionnel. Ils ont aussi payé mon visa et mon assurance voyage. »

— Une citation de   Francis Kamugisha

À son arrivée à Vientiane, toutefois, il est surpris d’apprendre qu’il devra prendre un autre vol vers le district de Ton Phoeung, à l’autre bout du pays.

Francis ne réalise pas à ce moment qu’il s’apprête à entrer dans la zone économique spéciale du Triangle d’or, à la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar, où des cartels se livrent en quasi impunité à une série d’activités criminelles transnationales.

Une série de bâtiments hauts protégés par des barricades.
Le complexe Great Wall Park, au Cambodge, où les autorités ont effectué des arrestations en 2022 liées aux arnaques en ligne et au cyberesclavage.  Photo : Getty Images

Sa surprise se transforme en inquiétude à son arrivée à destination. On l’emmène en voiture vers un complexe clôturé. À l’intérieur des murs, Francis compte une dizaine d’immeubles de plusieurs étages de haut.

C’était un niveau de sécurité bien trop élevé pour une simple entreprise de TI. Une fois arrivé, on m’a confisqué mon passeport et mon téléphone. Et on m’a présenté un contrat qui n’avait rien à voir avec ce qu’on m’avait promis, raconte-t-il.

Le contrat est en fait une demande de rançon pour 16 000 yuans, soit environ 3000 $. Francis n’a pas cette somme et il devra donc travailler pour regagner sa liberté. Il découvre rapidement l’absurdité de cet euphémisme.

Ses geôliers le conduisent d’abord vers le dortoir où il s'entassera, quelques heures par nuit, avec ses codétenus. Francis recense une dizaine de nationalités, dont des Chinois, des Indiens et des Kenyans, leurrés eux aussi par la promesse d’un emploi.

Des tables en rangée avec des écrans et des ordinateurs à chaque poste.
Salle de travail à l’intérieur d’un des immeubles où les autorités cambodgiennes soutiennent avoir découvert des preuves de traite d'êtres humains, d'enlèvements et de torture lors de raids.  Photo : Humanity Research Consultancy

L’immeuble où il se trouve est divisé en unités de travail, où les détenus doivent opérer toutes sortes de fraudes liées aux cryptomonnaies, assis à des tables aménagées en rangées, devant des ordinateurs et des téléphones portables.

« On travaillait 15 heures par jour. Il n’y avait aucun repos. Tout ce qu’on faisait sur nos écrans était surveillé. »

— Une citation de   Francis Kamugisha

Francis, qui maîtrise bien l’anglais, doit cibler des victimes européennes, américaines et canadiennes. Il parvient à leur arracher jusqu’à 70 000 $ par jour à l’aide de faux profils et de photos de jeunes femmes tirées du web.

Un homme assis devant un mur bleu et blanc.
Francis Kamugisha a accepté de raconter son histoire à l’équipe de La facture.  Photo : Radio-Canada / Allan Atulinda

Ce type d’arnaque, qui combine la fraude sentimentale et les investissements frauduleux, a été très médiatisée aux États-Unis sous le nom de pig-butchering scam, ou arnaque à la boucherie de porc en français.

Le nom vient de l'expression chinoise Sha Zhu Pan, ou dépecer un cochon, une référence au fait que, comme les porcs sont longuement élevés avant d’être abattus, les fraudeurs consacrent beaucoup de temps à courtiser leurs victimes.

Francis ne ménage pas d’efforts pour créer un lien solide avec ses interlocuteurs. C’est un jeu psychologique. On échangeait tous les jours avec les victimes pour qu’elles nous fassent confiance. Le but était de les convaincre d'investir sur de fausses plateformes d'investissement à la cryptomonnaie. J’ai vu des gens vendre leur maison, leur voiture, assure-t-il.

Des feuilles contenant des mots chinois.
Des manuels d’instructions fournis à des cyberesclaves chinois pour leurrer des victimes de fraude à l’étranger.  Photo : Humanity Research Consultancy

Pendant un moment, Francis espère pouvoir troquer sa liberté avec l’argent qu’il dérobe. Je me sentais mal, mais j’étais en mode survie. J’ai dû mettre de côté mes émotions par rapport aux victimes, admet-il.

Mais les jours se transforment en semaines. Et les conditions de détention empirent.

Ils nous battaient. Je n’aime vraiment pas en parler. Mais essentiellement, si on ne travaillait pas, ils nous torturaient. C’était horrible, témoigne-t-il.

Je ne pensais qu’à m’échapper.

Le casino Kings Romans sur le bord du fleuve Mékong au Laos.
Le casino Kings Romans sur le bord du fleuve Mékong au Laos.  Photo : Reuters / Sukree Sukplang

Une crise mondiale
Une crise mondiale

Les néons de l'impressionnant casino Kings Roman, dans la zone économique spéciale du Triangle d’or, au Laos, éclairent les berges du fleuve Mékong, pendant qu’à l’intérieur, des millions de dollars sont échangés.

En filigrane de l’opulente maison de jeu, derrière les barbelés de complexes aux apparences de prisons, des victimes comme Francis sont détenues.

Environ 300 000 personnes seraient exploitées dans ces véritables usines destinées aux arnaques en ligne de la région du Mékong, l’une des plus grandes opérations coordonnées de traite des personnes de l’histoire, selon l’ONU. Si bon nombre d’entre elles sont détenues de force, d’autres y travaillent contre un maigre salaire pour échapper à la pauvreté.

Plusieurs de ces centres sont situés dans les zones économiques spéciales (ZES) du Cambodge, du Myanmar et du Laos. Ces régions bénéficient d’un statut spécial de l’État pour stimuler l’économie, mais elles offrent un terrain de jeu propice aux groupes criminels transnationaux.

Carte illustrant l'emplacement des casinos soupçonnés de fraude par les autorités.
Carte illustrant l'emplacement des casinos soupçonnés d'être impliqués dans l'industrie des arnaques par les autorités, selon l'Office des Nations unies contre la drogue et le crime.  Photo : Radio-Canada

La ZES du Triangle d’or est contrôlée par l’homme d’affaires chinois Zhao Wei, propriétaire du casino Kings Roman. Il bénéficie d’un bail de 99 ans accordé par le gouvernement du Laos, qui reçoit en échange des retombées économiques.

Le milliardaire a transformé 10 000 hectares de jungle en une destination pour les touristes chinois avides de sexe et de jeu.

En revanche, Zhao Wei a été sanctionné par les États-Unis pour son implication présumée dans le trafic de personnes, de drogues et d’animaux exotiques ainsi que le blanchiment d’argent, des allégations que Wei a niées en bloc.

Durant la COVID-19, lorsque les casinos ont vu leur achalandage s'effondrer, Zhao Wei et des cartels du Laos et du Cambodge auraient ajouté les arnaques en ligne à leurs activités. Ceux du Myanmar ont suivi, après le coup d’État de 2021.

Des hommes ont les bras croisés au-dessus de leur tête lors d'une opération policière.
Démantèlement d’un centre d’arnaques en ligne aux Philippines lors d’une opération coordonnée par Interpol au printemps 2024.  Photo : Interpol

Cette forme de criminalité a augmenté exponentiellement et ne montre aucun signe de ralentissement. Les malfaiteurs ont industrialisé le processus d'escroquerie en forçant des milliers de victimes de la traite d'êtres humains à escroquer d'autres victimes en ligne, explique Stéphanie Baroud, analyste aux renseignements criminels à l’Unité de la traite des êtres humains chez Interpol.

Les conditions de détention peuvent différer d’un centre à l’autre, mais elles sont déplorables. Les victimes sont forcées de travailler de 14 à 20 heures par jour et soumises à des abus physiques et émotionnels intenses. Nous avons reçu des cas de torture, de viol, d'exploitation sexuelle, ajoute-t-elle.

Ces exactions de masse rapportent gros. Dans la région du Mékong seulement, les fonds dérobés par ces groupes criminels totaliseraient plus de 43,8 milliards de dollars par an, selon une étude récente du United States Institute for Peace. C’est plus de 40 % du PIB combiné du Laos, du Cambodge et du Myanmar.

Pour optimiser leurs revenus, ces cartels auraient des collaborateurs dans les pays ciblés par leurs chefs. En 2023, par exemple, des individus ont été inculpés à Los Angeles pour avoir transféré hors du pays, à l’aide de sociétés-écrans, 80 millions de dollars volés à des victimes américaines de ce type d’arnaques.

Le modèle est à ce point lucratif que des groupes criminels établis un peu partout sur la planète commencent à l’adopter. Interpol a identifié des centres similaires dans dix pays hors de l'Asie, en Afrique, en Europe, au Moyen-Orient et en Amérique latine, explique Stéphanie Baroud, notamment Dubaï, le Pérou et la Namibie.

Cette exportation est facilitée par la mise en vente de leur savoir-faire sur le dark web.

Sur des groupes Telegram que La facture a pu consulter, des criminels offrent ouvertement des services de développement pour la création d’applications web pour les arnaques de type boucherie de porc, disponibles en plusieurs langues.

Une femme devant plusieurs fenêtres sur son écran d'ordinateur.
Les textos et les messages WhatsApp sont l’une des manières utilisées par les criminels pour cibler les Canadiens avec des arnaques à la tâche. Photo : Radio-Canada / Émilie Robert

Les cibles
Les cibles

De retour au Québec. Monica retient son souffle devant son écran d’ordinateur. En quelques mois à peine, son lucratif emploi s’est transformé en réelle descente aux enfers.

Par toutes sortes de stratagèmes, ses collègues l’ont incitée à débourser des milliers, puis des dizaines de milliers de dollars alors que, parallèlement, elle ne parvenait plus à encaisser de revenus.

L’application bloquait souvent au milieu de ses tâches. On lui demandait alors de faire des dépôts toujours plus élevés, d’abord pour gagner des bonus, puis pour récupérer les fonds versés. Si elle ne payait pas rapidement, on lui imposait des pénalités. Une roue qui tournait sans fin et la tourmentait constamment.

Dans sa détresse, Monica a même ignoré les appels de sa banque qui s'inquiétait de la voir vider ses comptes.

« Ma rage de recouvrer mon argent était plus grande que ma peur de perdre. J’étais prise au piège. J’avais toujours cet espoir que ça fonctionne. »

— Une citation de   Monica

Monica est allée jusqu’à verser 240 000 $ à son employeur. Le jour J, un courriel surgit dans sa boîte de réception. L’argent avait finalement été déposé dans son compte de cryptomonnaies. Mais il y avait zéro dollar. Ça a été un point de rupture. J’étais arrivée à la limite, laisse-t-elle tomber.

Elle est loin d’être la seule victime de cette nouvelle fraude qu’on appelle l’arnaque à la tâche et qui a beaucoup circulé en Europe et aux États-Unis avant d’arriver au Canada vers 2023.

C’est l’un des types d’arnaques les plus émergents qu’on note provenant des centres d’arnaques en ligne, prévient Stéphanie Baroud d’Interpol.

Une femme travaille sur un ordinateur.
Stéphanie Baroud, analyste aux renseignements criminels au sein de l’unité de la Traite des êtres humains et du trafic de migrants, dans les bureaux d’Interpol à Lyon, en France.  Photo : Radio-Canada / Marc Aderghal

Cette nouvelle version de l’arnaque à la boucherie de porc débute par un message texte ou WhatsApp d’un numéro affichant faussement un indicatif régional local, ou par le biais des médias sociaux.

Les fraudeurs usurpent l’identité de vraies entreprises, se servent de paiements incitatifs et misent sur les liens d'amitié pour leurrer les victimes.

Difficile pour le moment de chiffrer l’ampleur du phénomène. L’agence Beardman, qui a dénoncé la fraude sur ses réseaux sociaux (Nouvelle fenêtre), déplore par courriel avoir reçu des centaines d’appels et de courriels de gens honnêtes dont les vies ont été ruinées.

Des gens comme Monica, qui porte seule ce lourd secret. Son entourage ignore tout de sa terrible mésaventure.

Elle a même songé à s’enlever la vie. J’y ai pensé, mais je me suis dit que je ne pouvais pas faire ça à mes proches, se désole-t-elle.

« Il faut que je passe par-dessus la honte. Je suis en train de passer par-dessus. »

— Une citation de   Monica

Monica a accepté de raconter son histoire à La facture pour éviter que d’autres drames comme le sien se produisent et brisent des vies.

Un homme pose ses mains sur le clavier d'un ordinateur portable dans l'obscurité
L'équipe de La facture a enquêté sur ces cas présumés de fraude.  Photo : iStock

L’enquête de La facture
L’enquête de La facture

Pour vérifier si Monica a bel et bien été ciblée par des criminels liés au cyberesclavage, La facture a compilé des données fournies par elle et par d’autres Canadiens victimes d’arnaques à la tâche, dont des URL d’applications et des adresses de portefeuilles de cryptomonnaies.

Nous avons contacté divers spécialistes. Selon des chercheurs en cybersécurité et en juricomptabilité qui ont une expertise dans ce type d’arnaques et qui ont consulté les données recueillies, c’est vraisemblablement le cas.

À l’aide d’algorithmes de traçage, nous avons identifié un vaste réseau qui reçoit des fonds de victimes d’arnaques aux États-Unis et des rançons de familles [de cyberesclaves]. [...] Je peux confirmer que des adresses crypto que vous avez identifiées font partie de ce réseau, explique l’un d’eux, le chercheur de l’Université du Texas à Austin, Kevin Mei.

Kevin Mei sourit.
Kevin Mei est chercheur à l’Université du Texas à Austin.  Photo : Kevin Mei

Ce dernier a co-publié une étude qui évalue que, depuis 2020, des groupes criminels associés à ces réseaux ont effectué des transactions en cryptomonnaies totalisant 75 milliards de dollars.

Interpol confirme aussi que le Canada est visé par ces cartels.

L'analyste Stéphanie Baroud affirme même qu’il est possible qu’une grande partie des escroqueries en ligne émergentes signalées par le Canada soient menées [à partir] de centres d'escroqueries en Asie du Sud-Est, mais aussi d’autres pays, comme en Afrique de l'Ouest.

Un groupe de gens à leur sortie d'avion sur le tarmac.
Un groupe de 23 Ougandais victimes de cyberesclavage ont été rapatriés par leur pays natal en mai 2024.  Photo : Ministère des Affaires étrangères de l’Ouganda

Échapper à l’enfer
Échapper à l’enfer

Hiver 2023. Francis Kamugisha est désormais détenu à Tachileik, au Myanmar, où il a été emmené illégalement par bateau pour être vendu à d’autres criminels. Les conditions de détention y sont encore plus pénibles.

On travaillait de plus longues heures dans des locaux insalubres. Ils nous électrocutaient. On devait enregistrer des vidéos et dire qu’on était bien traités, dit-il.

Plusieurs de ses codétenus sont des ressortissants victimes de la traite de personnes comme lui, mais il côtoie également des Myanmarais qui se résignent à travailler dans ces conditions.

Ils me disaient que c’est l’un des seuls emplois qui paient dans la région. Puisqu’ils sont du pays, ils se faisaient moins battre et étaient mieux traités que nous, soutient-il.

Francis fait tout pour s’enfuir. À chaque fois qu’un garde est distrait, il envoie des messages à Interpol, à des ONG et à l’ambassade de l’Ouganda la plus proche, celle en Malaisie, missives qu’il supprime immédiatement après. Mais l’aide ne vient pas.

« Il est très difficile de s’échapper, explique Stéphanie Baroud. Parfois, les parents des victimes sont en mesure de payer une rançon. Dans certains cas, des victimes ont pu s’échapper en sautant des fenêtres. »

— Une citation de   Stéphanie Baroud, d'Interpol

Interpol aide à la coordination d'opérations de sauvetage, mais ce processus est extrêmement complexe. Au printemps dernier, par exemple, il a fallu quatre mois à l’Ouganda pour identifier, secourir et rapatrier des ressortissants piégés au Myanmar. Les dignitaires ougandais ont dû négocier longuement avec différentes milices armées.

Pour sa part, le cauchemar de Francis a commencé à prendre fin en avril 2023. Des personnes qui ne se sont pas identifiées sont venues le chercher et l’ont fait revenir en bateau au Laos, avec d’autres détenus. Un passage risqué en raison de la guerre civile qui sévit.

C’était confus. Je n’étais pas certain de ce qui allait arriver. Sur le fleuve Mékong, on a eu peur que ce soit la fin, qu’on nous tire dessus, relate-t-il.

Francis s’est retrouvé dans les rues de Ton Pheung sans argent, sans téléphone et sans papiers d’identité. Avec l’aide de résidents locaux, d’ONG et de l’intervention éventuelle de policiers laotiens, il rentrera finalement en Ouganda cinq mois plus tard.

Des gens assis sur le sol se cachent le visage.
Démantèlement d’un centre d’arnaques amoureuses qui visaient des victimes chinoises, dans le Kara Industrial Park à Batam, en Indonésie, à la suite de pressions exercées par Pékin.  Photo : Getty Images

Que fait la communauté internationale?
Que fait la communauté internationale?

Le phénomène du cyberesclavage a explosé si rapidement que les gouvernements du monde entier ont tardé à en saisir l’ampleur, selon des rapports récents de l’ONU et du United States Institute for Peace (USIP).

Les milliards de dollars dérobés par ces cartels transitent par une foule d’intermédiaires opaques avant d’être blanchis, notamment dans l’immobilier en Europe, aux États-Unis et au Canada, d’après le USIP.

Les élites politiques du Cambodge et du Laos et la junte militaire au Myanmar recevraient une partie significative de ces profits.

Trois hommes devant des écrans boursiers.
Des investisseurs discutent dans un café où des dizaines d'écrans relaient les tendances et fluctuations liées à différentes cryptomonnaies, à Nakhon Ratchasima, en Thaïlande.  Photo : Reuters / SOE ZEYA TUN

Interpol a lancé plusieurs opérations pour tenter de contrer le phénomène, dont la saisie de milliers de comptes bancaires. Sous la pression internationale, des centres ont été démantelés par les autorités du Cambodge, de la Thaïlande et des Philippines, qui nient être impliqués dans l’industrie des arnaques.

Même le Laos dit hausser le ton. En août, les médias d’État ont annoncé que les autorités laotiennes avaient lancé un ultimatum aux cartels qui exploitent des centres d’arnaques en ligne. Depuis, des raids dans la ZES du Triangle d’or auraient mené à l’arrestation de plus de 700 personnes d’une quinzaine de nationalités différentes.

Néanmoins, Interpol demande une collaboration accrue des États. Le Canada et les pays membres d'Interpol peuvent nous aider en partageant des informations et en enquêtant sur les escroqueries recensées sur leur territoire, plaide Stéphanie Baroud.

En décembre 2023, Ottawa n’a pas emboîté le pas aux États-Unis et au Royaume-Uni, qui ont imposé des sanctions contre Zhaoi Wei et 13 personnes et entreprises qui seraient liées au cyberesclavage en Asie du Sud-Est. Cette décision coïncidait avec le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Le même jour, dans une déclaration conjointe de ses alliés, Ottawa a pourtant sanctionné d’autres présumés criminels. Pourquoi omettre ceux-là?

Affaires mondiales Canada a répondu par courriel que « le Canada fait preuve de discernement dans son approche de l'imposition de sanctions » et dit « prendre en compte les contextes politiques et internationaux plus larges ».

De son côté, le Centre antifraude du Canada a émis des alertes à propos des arnaques à la tâche (Nouvelle fenêtre) et à la « boucherie de porc » (Nouvelle fenêtre), qui ont entraîné des pertes de 310 millions de dollars en 2023. Ce montant, qui ne représenterait que 5 % des fraudes, risque de bondir en 2024.

Francis Kamugisha marche dans la rue achalandée.
Libre, Francis Kamugisha marche dans les rues de Kampala, en Ouganda.  Photo : Radio-Canada / Allan Atulinda

Apprendre à survivre
Apprendre à survivre

Pendant ce temps, à l’autre bout du monde, les survivants du cyberesclavage doivent apprendre à vivre avec des séquelles.

Pour Francis Kamugisha, qui cherchait à fuir des conditions économiques difficiles, c’est un retour à la case départ.

Je n’ai pas d’emploi régulier. Je fais des petits boulots ici et là, dit-il.

Francis s’est tout de même donné comme mission d’aider d’autres survivants. Il a été impliqué, avec une ONG, dans le rapatriement des 23 Ougandais en mai dernier.

Ça aide les autres, bien que ça ne m’aide pas à guérir. Mais je dois faire ce travail et je dois dénoncer ce qu’on m’a fait subir, déclare-t-il.

Le monde entier doit savoir ce qui se passe, insiste-t-il.


Avec la collaboration de Claude Laflamme et de Yannick Donahue. Illustrations : Émilie Robert.

Le reportage de Natasha MacDonald-Dupuis est diffusé à l'émission La facture le mardi à 19 h 30 et le samedi à 12 h 30 à ICI Télé. Il est aussi disponible en rattrapage sur le site ICI Tou.tv (Nouvelle fenêtre).

Un document réalisé par Radio-Canada Info

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