Il n’y a aucune mention dans les archives de l’archidiocèse de Montréal « de quelque agression envers des femmes ou d’un acte malveillant de l’abbé Pierre lors de ses visites à Montréal », a conclu cet été le juge à la retraite André Denis. Il n’a y rien non plus à ce sujet dans les archives de l’archidiocèse de Québec, a confirmé à Présence l’évêque auxiliaire Marc Pelchat. Des documents auraient-ils été détruits, se demandent aujourd’hui plusieurs observateurs?
La réponse à cette question pourrait bien se trouver dans un texte qui a refait surface ces derniers jours, 33 ans après avoir été publié.
En 1991, un spécialiste du droit canonique, aujourd’hui décédé, a rédigé un avis qui a été remis aux archivistes religieux du Québec. Cet expert de réputation mondiale conseillait, entre autres, « de détruire certains documents » de crainte qu’un jour ils soient saisis par les autorités civiles ou qu’ils puissent « nuire plus tard », de conserver aux archives « moins de documents que plus » et de « ne pas faire trop de publicité » à ses recommandations.
Cet avis juridique de quatre pages est signé par le canoniste et oblat Francis G. Morrisey. C’est l’une des pièces déposées vendredi dans le cadre d’une action collective contre les Frères de l’instruction chrétienne.
On y allègue que les archivistes successifs de cette communauté de frères enseignants ont « sciemment déplacé ou détruit des documents d’archives compromettants et nuisibles relativement à des agressions sexuelles commises par des religieux FIC, afin de se protéger contre d’éventuelles poursuites de victimes ». Comme preuve de ce qu’il avance, le cabinet Arsenault Dufresne Wee Avocats dépose une photocopie d’une lettre et d’une note signées par l’oblat Morrisey, un docteur en droit canonique. Cette pièce est identifiée par la cote P-22.
Perquisition à l’évêché
En 1990, des policiers effectuent une perquisition à l’évêché de Saint-Jérôme. Ils découvrent et saisissent une lettre signée par trois garçons qui avaient dénoncé, en 1966, les agressions qu’un prêtre leur a fait subir. Les autorités policières obtiennent ainsi la preuve que l’évêque de Saint-Jérôme était au courant, depuis plus de deux décennies, des abus que ces jeunes ont endurés. Et qu’il n’a rien dit.
Cette perquisition a semé l’émoi chez les archivistes des communautés religieuses et des diocèses catholiques du Québec.
Le 22 avril 1991, le frère Robert Hémond, de la congrégation des Clercs de Saint-Viateur, alors président du Regroupement des archivistes religieux (RAR), écrit que « l’Église canadienne est secouée par des procès que les médias se plaisent à répercuter d’un bout à l’autre du pays ».
Il rappelle ensuite aux membres du RAR que « la Sureté du Québec a récemment obtenu un mandat de perquisition pour obtenir le dossier personnel d’un ex-membre du clergé, dont une lettre tout-à-fait confidentielle ». Pire, écrit-il, « l’évêque du lieu n’a pas pu y faire opposition ». Tous comprennent qu’il fait référence ici aux événements survenus à Saint-Jérôme.
Le président du RAR révèle ensuite que la Sureté du Québec et la Gendarmerie royale du Canada ont aussi récemment « [sorti] des dossiers dans les archives communautaires — lire ici les archives des ordres, congrégations et instituts religieux — afin d’y découvrir des documents qui pourraient servir de pièces à conviction contre des religieux ».
« Devant ces faits, il y a lieu de nous interroger sur la protection que nous offrons aux documents confidentiels déposés dans nos archives », estime le frère Hémond, qui a consulté les recommandations formulées récemment par le Francis G. Morrisey à un évêque non identifié. L’oblat canoniste a donné l’autorisation au religieux Hémond de « répandre son texte » parmi les archivistes des diocèses et des congrégations qui sont membres du RAR, à une seule condition, celle de ne pas « faire trop de publicité au sujet de cette lettre et de ses recommandations, car si jamais des avocats pour les victimes apprennent que nous avons des dossiers ailleurs, ils seront tentés de les chercher aussi au moyen d’un subpoena ». L’avis juridique du canoniste est joint à la lettre destinée aux archivistes religieux.
Que détruire? Que conserver?
La note du père Morrisey explique qu’on doit conserver dans les archives diocésaines « les actes de la curie » ainsi que « tous les documents qui concernent le diocèse et les paroisses ». Mais, prévient-il, « il n’est pas nécessaire de tout [le mot tout est souligné] conserver aux archives ». Et c’est à l’évêque même que revient la responsabilité de « déterminer ce que l’on doit conserver si le cas n’est pas déjà déterminé par le droit ».
Le père Morrisey cite alors la deuxième partie du canon 489 (un article du Code de droit canonique de l’Église catholique) qui stipule que « chaque année, les documents de causes criminelles en matière de mœurs dont les coupables sont morts, ou qui ont été achevées par une sentence de condamnation datant de dix ans, seront détruits; un bref résumé du fait avec le texte de la sentence définitive en sera conservé ».
« En d’autres mots, écrit le docteur en droit canonique, le droit prévoit qu’on peut — ou même qu’on doit — détruire certains documents ». Il ajoute que « si on doit détruire les documents s’il y a eu procès, à plus forte raison lorsqu’on n’a pas jugé nécessaire de procéder à un procès ».
Mentionnons que la première partie du canon 489, que les archivistes d’alors connaissent sans aucun doute, se lit comme suit: « Il y aura aussi à la curie diocésaine des archives secrètes, ou du moins dans les archives ordinaires, une armoire ou un coffre parfaitement clos et verrouillé, inamovible, dans lequel seront conservés avec le plus grand soin les documents à garder secrets ».
L’Église a donc établi des normes précises sur l’accessibilité de ses documents. Dans un diocèse, par exemple, les archives dites ordinaires sont sous la responsabilité du chancelier tandis que leur accès ne peut être autorisé que par le chancelier, le modérateur de la curie et l’évêque. Pour les archives secrètes, « seul l’évêque a la clé » du coffre ou de l’armoire où elles sont déposées. Sans la permission de l’évêque ou de son délégué, personne n’a accès aux archives secrètes, fait observer l’avis juridique du père Morrisey.
« Cela ne veut pas dire nécessairement que les autorités civiles respecteront ces lois internes de l’Église », prévient-il avant d’émettre cette forte recommandation: « il ne faudrait conserver dans les archives ecclésiastiques que ce que l’on accepterait de voir saisi par les autorités civiles ».
Le second conseil est encore plus direct. « Puisqu’on n’est pas obligé de tout garder, il serait bon qu’avant qu’une cause civile ne se présente, de passer à travers les archives et [de] détruire tout document qui pourrait nuire plus tard ».
« Évidemment, s’empresse-t-il d’ajouter, si un procès est déjà en marche, on n’a pas le droit de détruire les preuves. Mais s’il n’y a pas de cause, on peut déterminer ce qu’on veut conserver. »
Nonciature apostolique
Dans cette lettre de 1991, l’oblat Francis G. Morrisey révèle que des évêques canadiens ont déjà « eu recours à la nonciature apostolique » — le nonce apostolique est l’ambassadeur du Vatican au Canada tandis que la nonciature est à Ottawa — afin d’y déposer des documents « qu’on ne veut pas détruire, mais qu’on ne voudrait pas non plus voir mis au public ». Un évêque pourrait même déposer certains documents « dans un coffre de sécurité à la banque », suggère-t-il.
« Nos documents ecclésiastiques au Canada ne sont pas considérés comme privilégiés », avance le canoniste qui dit s’attendre « à ce qu’un jour, des événements malheureux se produisent ».
Cinq recommandations
Dans la lettre qu’il a acheminée en 1991 à un évêque et qui est partagée aux membres du RAR, le père Morrisey y va de cinq recommandations finales.
« En raison de la situation précaire actuelle, ma première recommandation serait de passer à travers les dossiers des prêtres, etc., pour détruire tout ce qui n’est pas nécessaire de conserver », écrit-il.
Si on veut toutefois conserver certains documents auxquels le public n’aura pas accès, « il faudrait les enlever des archives et les placer ailleurs »,.
Le canoniste ajoute que « présentement, c’est préférable d’avoir moins de documents que plus aux archives ».
« Si jamais la police voulait saisir des documents ecclésiastiques », les autorités religieuses ne devraient pas hésiter « à intenter un procès basé sur les chartes des droits pour faire reconnaître le caractère privilégié » de ces documents. Le père Morrisey se dit convaincu qu’un tel procès se rendrait jusqu’à la Cour suprême du Canada. « Si on gagnait ce procès, on établirait ainsi un excellent précédent ». Mais « si on le perd, prévient-il, alors la situation n’est pas heureuse ».
Enfin, « à long terme », les évêques devraient entreprendre des démarches auprès des autorités afin de « faire reconnaître le caractère privilégié des documents ecclésiastiques », estime le père oblat dans sa lettre d’il y a 33 ans. « Mais le climat n’est pas propice présentement » à de telles démarches, observe-t-il en 1991.
Le rapport Capriolo
On ne sait pas combien de diocèses québécois ont suivi les recommandations du père Morrisey, combien ont détruit les documents compromettants déposés dans les dossiers de prêtres diocésains ou encore combien les ont expédiés à Ottawa, aux bureaux de la nonciature apostolique. Pas plus que l’on ne connaît le nombre de congrégations religieuses qui ont pris la décision depuis 1991 de « détruire tout ce qui n’est pas nécessaire de conserver ».
Mais en 2020, près de 30 ans après la publication des conseils de l’oblat Francis G. Morrisey, la juge à la retraite Pepita G. Capriolo a mené une enquête sur le traitement des plaintes d’agressions faites contre un seul prêtre de l’archidiocèse de Montréal, l’abbé Brian Boucher. Dans son rapport de 283 pages, elle en consacre plusieurs à la tenue des archives diocésaines. Ses découvertes prennent aujourd’hui une toute autre coloration lorsqu’on les confronte aux propositions du canoniste Morrisey.
Dès les premières pages de ce qu’on nomme depuis Le Rapport Capriolo, la juge déplore que « de nombreux documents ne pouvaient plus être trouvés » dans les archives diocésaines.
« Plusieurs sources m’ont rapporté que beaucoup de »déchiquetage » avait eu lieu après le départ, par promotion ou par décès, d’une bonne partie » des personnes ayant supervisé ou accompagné l’abbé Boucher au fil des années.
Plus loin dans son rapport, elle écrit que « le déchiquetage de documents était une pratique bien connue au bureau du cardinal Jean-Claude Turcotte », l’archevêque de Montréal de 1990 à 2012.
Dans une entrevue qu’elle a réalisée avec un ex-chancelier du diocèse, celui-ci « a discuté ouvertement de sa perception de la nécessité de cacher des documents de nature sensible, et ce même du regard du nouvel archevêque », celui qui a succédé au cardinal Turcotte, Mgr Christian Lépine.
Ce même chancelier raconte qu’au début des années 1990, « l’assemblée des chanceliers du Québec a été traumatisée parce que les dossiers personnels de l’évêque de Saint-Jérôme avaient été saisis » afin de trouver des preuves contre un ex-prêtre. (C’est ce même événement qui a inquiété les archivistes des diocèses et des congrégations religieuses)
« Vous comprenez que les chanceliers on était consternés quand l’huissier est arrivé et qu’il a saisi le fichier de l’évêque ». Le document saisi est devenu une « preuve pour condamner l’ex-prêtre », a expliqué l’ex-chancelier.
Ce dernier confie alors à la juge Capriolo que les chanceliers ont même demandé un avis juridique à l’avocat de leur association qui leur a conseillé de répliquer à « l’huissier [qui veut effectuer une saisie] de mettre les documents sous scellé et de faire décider de leur utilisation ou non par le tribunal ». Cet avocat aurait aussi suggéré aux chanceliers d’envoyer leurs dossiers secrets « à la nonciature qui est un territoire protégé par le droit international ». Le Rapport Capriolo n’indique pas si les chanceliers de chacun des diocèses catholiques québécois ont suivi ce dernier conseil juridique.
Mentionnons aussi qu’à la page 177 de son rapport, la juge à la retraite Capriolo indique que « le secret est partout dans ce dossier: archives secrètes, cachettes secrètes pour les documents ayant trait à des sujets délicats et des documents si secrets qu’ils ont été complètement éliminés », donc détruits.
La juge estime aussi que la suggestion d’acheminer des documents compromettants « au nonce pour profiter de son immunité diplomatique est ahurissante ». Elle ajoute aussi que le fait de cacher de tels documents dans des endroits secrets « constitue une violation flagrante du devoir moral des autorités de l’Église d’assister la police en cas d’enquête criminelle ».
En décembre 2022, Pepita G. Capriolo a remis sa démission du Comité de mise en œuvre des 31 recommandations insérées dans son propre rapport.
« Je ne peux continuer de participer à une instance qui est soumise à des pressions contradictoires venant peut-être de personnes et d’instances qui ne sont pas présentes lors de nos discussions et qui ne semblent pas partager la même vision d’une Église ouverte, transparente et soucieuse du bien-être des personnes les plus fragiles », a déclaré Pepita G. Capriolo, juge à la retraite.
Le père Francis G. Morrisey, professeur émérite et ancien doyen de la Faculté de droit canonique de l’Université Saint-Paul, est décédé le 23 mai 2020 au Centre Élisabeth-Bruyère d’Ottawa. Il était âgé de 84 ans. Cofondateur de la Société canadienne de droit canonique, il est à l’origine de la revue canadienne Studia Canonica.
Conseiller auprès de certains offices et dicastères du Vatican, de conférences épiscopales, de nombreuses communautés religieuses et d’organismes catholiques, le père Morrisey a donné des conférences dans plus de 55 pays sur des questions concernant l’Église, ses lois et leur interprétation, ont indiqué à son décès les Oblats de Marie-Immaculée, la congrégation religieuse où il a prononcé ses premiers vœux en 1956.
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