La Russie pourrait être poursuivie pour écocide en Ukraine
Vu l'étendue et le caractère irréversible de nombreux dommages environnementaux, la condition en vertu de laquelle les dommages causés à l'environnement naturel doivent être "étendus, durables et graves" paraît être remplie.
- Publié le 12-11-2024 à 06h40

Une opinion de Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire UCLouvain, Saint-Louis, Chaire Jean Monnet
L'agression de l'Ukraine par la Russie n'a pas épargné l'environnement, les dommages causés aux écosystèmes s'élevant le 4 novembre 2024, d'après le Ministère de l'environnement ukrainien (EcoZagroza), à 94 milliards d'euros. Or, ces dommages ont été causés notamment en violation du Protocole additionnel aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, auquel la Russie et l'Ukraine sont parties, qui interdit "d'utiliser des méthodes ou moyens de guerre" causant "des dommages étendus, durables et graves à l'environnement naturel".
La possibilité pour l'Ukraine d'engager la responsabilité de la Russie tant pour les dommages causés aux biens et aux personnes que pour les dommages environnementaux est pourtant parsemé d'embûches. Il n'est guère aisé, tout d'abord, de collecter les preuves en plein conflit (1/5e du territoire ukrainien est occupé) et encore moins de quantifier le coût des mesures de réparation. Ensuite, ni la Cour internationale de justice (qui n'est compétente que pour la Convention sur le génocide) ni la Cour européenne des droits de l'homme (la Russie est exclue depuis le 16 septembre 2022 du Conseil de l'Europe) ne sont compétentes pour trancher des différends qui opposeraient l'Ukraine et ses citoyens à la Russie. En revanche, la Cour pénale internationale (CPI), qui siège à La Haye, est compétente pour poursuivre les auteurs des crimes les plus graves, parmi lesquels figurent les "attaques" qui causent "des dommages étendus, durables et graves à l'environnement naturel".
Dommages "étendus, durables et graves"
Alors que ni la Russie ni l'Ukraine ne sont parties au Statut de Rome qui a créé la CPI, l'Ukraine a néanmoins reconnu la compétence de cette juridiction sur son territoire. Dans le prolongement des mandats d'arrêt délivrés à l'encontre de Vladimir Poutine et de plusieurs officiers supérieurs russes, le Procureur de la CPI pourrait poursuivre les haut gradés qui auraient délibérément commis des crimes de guerre à l'égard de l'environnement naturel. Il devrait alors démontrer que les conditions prévues à l'article 8, § 2, b, iv), disposition qui consacre un crime d'écocide, sont remplies. Vu l'étendue et le caractère irréversible de nombreux dommages environnementaux, la condition en vertu de laquelle les dommages causés à l'environnement naturel doivent être "étendus, durables et graves" paraît être remplie. Par ailleurs, le Procureur devra apporter la preuve que ces dommages sont disproportionnés par rapport aux opérations militaires conventionnelles eu égard au degré d'intensité du conflit. Enfin, il lui reviendra de démontrer que les personnes poursuivies ont contribué intentionnellement à endommager l'environnement naturel.
Les individus qui seraient éventuellement poursuivis devant la CPI pour crime de guerre n'engageront que leur responsabilité pénale individuelle et non pas la responsabilité internationale de la Russie.
À ce titre, la destruction du barrage de Kakhovka le 6 juin 2023, en violation du Protocole II aux Conventions de Genève, auquel la Russie est partie, qui interdit les attaques contre ces installations, corrobore l'élément intentionnel dans le chef des autorités militaires russes. Il en va de même de l'emploi des bombes au phosphore à Bakhmut, Kherson et Avdiyivka, interdit par le Protocole III, auquel la Russie est aussi partie. Cela étant dit, les individus qui seraient éventuellement poursuivis devant la CPI pour crime de guerre n'engageront que leur responsabilité pénale individuelle et non pas la responsabilité internationale de la Russie.
Registre des dommages
Consciente de cette course d'obstacles, l'Assemblée générale de l'Onu a estimé en 2022, à une courte majorité, qu'il fallait établir un mécanisme international aux fins de la réparation des dommages des faits internationalement illicites commis en Ukraine ou contre l'Ukraine, ainsi qu'un registre international recensant ces dommages. À ce stade, le Registre des dommages, dont l'objet est de collecter les preuves, ne règle pas in concreto la réparation des dommages de guerre. Ce registre devrait donc être complété par un mécanisme collectif de réparation, qui pourrait s'inspirer de la Commission de compensation mise sur pied par le Conseil de sécurité de l'Onu (résolution 687), en 1991, lequel a prélevé 52,4 milliards de dollars sur les ventes de pétrole d'Irak (janvier 2022). Cette somme a notamment permis de compenser les dommages causés, entre février et novembre 1991, par l'émission de 500.000 tonnes de polluants par les 700 puits de pétrole koweitiens en proie aux incendies déclenchés par les forces armées irakiennes. Or, il est impensable que le Conseil de sécurité adopte une résolution établissant un mécanisme similaire, dans la mesure où la Russie et la Chine, en tant que membres permanents, disposent d'un droit de véto. Aussi les États occidentaux, qui se veulent respectueux du droit international, devraient-ils envisager la conclusion d'un traité international, sans obtenir pour autant l'accord de la Russie.
Dans la mesure où il n'y a aucun précédent, les États sont à ce stade fort divisés. La reconnaissance par une juridiction internationale d'un crime d'agression ou de violations à titre individuel du jus in bello par des responsables militaires russes devrait, au demeurant, légitimer le recours à un mécanisme collectif de réparation. Mais jusqu'à présent, aucune juridiction internationale n'a reconnu la responsabilité internationale de la Russie. Se pose aussi la question de son financement. Ce mécanisme pourrait être financé à partir des fonds "gelés" par les pays occidentaux dans le cadre des mesures prises à l'encontre de ressortissants russes (300 milliards de dollars d'actifs de la Banque centrale russe ont été gelés en 2022, dont 200 milliards auprès de la Clearing House Euroclear). À nouveau, à défaut d'une reconnaissance préalable de la responsabilité de la Russie, une telle imputation unilatérale des avoirs russes constituerait un précédent en droit international.
Le courage de franchir le Rubicon ?
Les États membres auront-ils le courage de franchir le Rubicon en prélevant les avoirs de la Russie qui ont été gelés par l'UE de façon autonome ? La Russie ne se priverait pas de dénoncer une violation du droit international coutumier par les États occidentaux, qui assumeraient alors le rôle de l'arroseur arrosé. Et la Russie ne viendra-t-elle pas à se prévaloir à son tour de cette violation du droit international pour saisir des avoirs occidentaux en guise de contre-mesure ? C'est alors le serpent qui se mordra la queue. Et dans quelle mesure ces prélèvements pourraient-ils être affectés à la restauration des écosystèmes détruits ? S'il est fort à craindre que les dommages environnementaux causés en Ukraine ne puissent être compensés dans l'immédiat, les États occidentaux doivent faire preuve d'audace, en instaurant le mécanisme de compensation le plus approprié, dans le but de faire respecter le droit international.
⇒ Titre et chapô de la rédaction. Titre original : "Responsabilité de la Russie pour les dommages causés à l'environnement naturel en Ukraine"