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Internet : « Il faut créer un rapport de force avec les Américains »

Polémique. Depuis le scandale des écoutes par l'Agence nationale la sécurité américaine, la volonté d'endiguer l'hégémonie des Etats-Unis sur la Toile est partagée par le Brésil et l'Union européenne. Frédéric Martel, spécialiste des Etats-Unis, souhaite que l'Europe passe aux actes.

Publié le 07 mai 2014 à 10h13, modifié le 10 mai 2014 à 09h21 Temps de Lecture 5 min.

Barack Obama et Angela Merkel, en juin 2013, à Berlin, treize jours après les premières révélations sur le programme de surveillance de la NSA.

L'histoire d'Internet a changé depuis les révélations d'Edward Snowden sur la surveillance de masse américaine. La présidente brésilienne, Dilma Rousseff, propose de changer la gouvernance du Web. Angela Merkel a répété sa « détermination » face aux Etats-Unis. Et, à la fin de son mandat, le président Barroso milite maintenant pour une « renaissance européenne ». Mais il n'y aura pas de renaissance pour l'Europe sans le numérique ; et pas de régulation d'Internet sans un nouveau rapport de force avec les Américains. C'est l'un des enjeux des élections européennes qui viennent.

L'Europe n'est pourtant pas un nain numérique. Avec 500 millions de consommateurs, elle représente même un marché majeur pour les Etats-Unis. Par nos propres forces, à vingt-huit pays, nous sommes influents dans la sécurité informatique, les infrastructures du cloud , les applications mobiles. Nous sommes leaders dans la musique en streaming avec Spotify, Deezer ou Qobuz. Nous sommes puissants dans la vidéo online avec Dailymotion. Nous avons sans doute perdu la bataille des moteurs de recherche généralistes, face à Google, mais nous pouvons exister dans les recherches segmentées et sectorielles, les niches, et tout ce que l'on appelle la « profondeur » du Web plutôt que sa « largeur ». Surtout, nous sommes l'un des premiers producteurs de contenus médias et culturels au monde.

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Et pourtant l'Union européenne est en train de devenir une « colonie du monde numérique », comme l'affirme un rapport du Sénat français, alors qu'un député allemand a dénoncé l'« occupation numérique » des Américains. Les contenus sont chez nous, mais les outils sont aux Etats-Unis. La part de marché de Google est de 86 % aujourd'hui dans l'Europe à vingt-huit. Nos fleurons européens, comme Meetic, Skype, Nokia, PriceMinister ou Supercell, ont été rachetés par les Américains ou les Japonais. Deezer et Dailymotion vont-ils suivre, faute de politique numérique européenne pour nos « champions » et de volonté de leurs actionnaires européens ? Et, avec jusqu'à 16 points de fiscalité d'écart avec la France, le Luxembourg et l'Irlande sont les portes d'entrée d'un numérique dérégulé américain. La Commission sortante a un bilan médiocre : la promesse de la fin de l'itinérance et l'unification des chargeurs de téléphone ! Le reste n'est que déclaration d'intention.

Dilma Rousseff, au sommet NETmundial sur la gouvernance d'Internet, le 23 avril à Sao Paulo.

Les élections européennes doivent être l'occasion de poser ce débat et de fixer un nouvel agenda numérique pour le Parlement et la Commission. La première priorité, c'est la fiscalité et ce que l'on appelle d'un doux euphémisme l'« optimisation fiscale » – quand il s'agit en fait d'évasion fiscale. Aux Etats-Unis, la sale tax, une sorte de TVA, a été relocalisée au niveau des Etats avec l'accord de la Cour suprême ; pourquoi pas en Europe ? La mise en place d'une harmonisation de la TVA au niveau du pays de destination des achats, dès 2015, va dans le bon sens, mais il faut pousser plus loin.

« RETERRITORIALISATION » DES DONNÉES

Il faut agir ensuite sur la vie privée et les données personnelles. Les risques engendrés par le cloud et le basculement d'Internet dans les domaines de l'éducation et de la santé nous imposent d'aller vite. Les principes dits du « Safe Harbor » , sur le transfert des données, offraient un espace de dialogue avec les Américains ; mais il est temps que ce cadre juridique commun, mis à mal, sinon ridiculisé par Edward Snowden, soit renégocié drastiquement et qu'il impose la traçabilité des données et précise le lieu de leur hébergement.

Nous devons donc ouvrir le seul vrai débat qui vaille sur ce sujet : celui de la « reterritorialisation » des données. Sans elle, aucun contrôle ne sera possible. Les informations des Européens, que ce soit sur Facebook, Google ou Twitter par exemple, doivent rester en Europe. S'il est difficile d'imposer une telle reterritorialisation au niveau d'un seul Etat, il est possible de le faire techniquement et économiquement au niveau de l'Union européenne.

Car il y a encore plus dangereux que la surveillance de masse de l'Agence nationale de sécurité américaine (NSA), il y a le problème du contrôle privé des données par les géants du Net. Les données que l'on laisse derrière soi sur le Web.

L'alternative à la reterritorialisation est la cryptographie généralisée, une idée qui fait son chemin. Mais celle-ci poserait à nouveaux frais la question de l'interdiction des contenus illicites ou des atteintes au droit d'auteur, qui risqueraient de devenir entièrement incontrôlables. D'une manière générale, il faut rappeler les Américains au quatrième amendement de leur Constitution, celui qui a trait à la protection de la vie privée.

LE CAS SNOWDEN

L'Europe doit en faire sa priorité. Une nouvelle gouvernance du Web est également souhaitable, mais sans pour autant qu'on abandonne un système « multiacteur » qui a fait ses preuves, ni qu'on livre Internet aux Nations unies ; le risque serait une gestion de type Unesco ou FIFA, où rien ne se décide et où la censure par les Etats autoritaires devient la règle.

Au sommet NETmundial à Sao Paulo le 23 avril, un homme porte un masque d'Edward Snowden. Le forum a condamné l'espionnage sur le Web.

A bien des égards, je suis toutefois convaincu que les régulations d'Internet ne se feront pas contre les Etats-Unis, mais avec eux. On peut imaginer, pour commencer, une régulation américaine articulée à une régulation européenne, laquelle serait peu à peu élargie aux pays émergents et au reste du monde. C'est pourquoi nous devons proposer que le siège de l'Icann, l'agence américaine qui régule les noms de domaine et une partie de l'architecture du Web, cesse d'être une association de droit américain et installe son siège social en Europe.

Pour parvenir à imposer ces solutions, il faut créer un nouveau rapport de force avec les Américains. De nouvelles révélations sur les écoutes de la NSA en France sont annoncées. Faut-il accorder en Europe, comme certains le suggèrent, l'asile politique à Edward Snowden ? Non, dit-on officiellement en haut lieu, car nous ne respecterions pas les règles du jeu avec les Etats-Unis.

LES ETATS-UNIS NE RESPECTENT PAS LES RÈGLES

Mais les Américains ne respectent pas eux-mêmes les règles. Il ne s'agirait pas tant, si cet asile était accordé, de défendre a priori les lanceurs d'alerte, mais d'adresser un message clair aux Américains : si vous continuez à abuser de vos positions technologiques dominantes, vous prenez le risque de compromettre Internet dans son ensemble et de conduire à une « balkanisation » du réseau – l'expression à la mode – et à un encryptage généralisé du Web, que par ailleurs vous dénoncez. Offrir l'asile à M. Snowden en Europe éviterait en outre, selon les partisans de cette solution, de le laisser dépendre du régime de Vladimir Poutine, un argument auquel les Américains pourraient être sensibles.

Internet devient mobile ; les téléphones deviennent smart ; la télévision devient sociale et connectée ; la critique culturelle bascule dans les algorithmes ; les produits culturels et les médias papier disparaissent pour devenir, avec Netflix, Spotify, Apple ou Amazon, des flux et bientôt des « services » connectés délivrés par abonnement sur le cloud.

Perdre la main sur les données et la régulation d'Internet serait perdre notre identité, notre culture, notre langue. Face à cela, l'Europe peut agir.

Et nous n'avons pas à craindre une « balkanisation » puisque l'Internet européen est déjà une mosaïque. Et qu'il restera fragmenté.

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