"Peut-être ne peut-on poser la question "Qu’est-ce que la philosophie ?" que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement. En fait, la bibliographie est très mince. C’est une question qu’on pose dans une agitation discrète, à minuit, quand on n’a plus rien à demander. Auparavant on la posait, on ne cessait pas de la poser, mais c’était trop indirect ou oblique, trop artificiel, trop abstrait, et on l’exposait, on la dominait en passant plus qu’on n’était happé par elle. On n’était pas assez sobre. On avait trop envie de faire de la philosophie, on ne se demandait pas ce qu’elle était, sauf par exercice de style ; on n’avait pas atteint à ce point de non-style où l’on peut dire enfin : mais qu’est-ce que c’était, ce que j’ai fait toute ma vie ?"  Voilà ce qu’écrit Gilles Deleuze dans l’introduction de Qu’est-ce que la philosophie en 1991, quatre ans avant sa mort.

Ce qu'est la philosophie : elle crée des concepts

Une interrogation finale, réflexive, comme un regard rétrospectif jeté sur une activité qui occupa toute sa vie sans qu’il se soucie de la définir clairement. Peut-être parce que la tâche était impossible, que la philosophie dans son essence est trop protéiforme pour la saisir par le discours ; peut-être au contraire qu’il a toujours su ce qu’elle était, qu’il a toujours eu l’intuition profonde de l’être de la philosophie qui l’a habité du premier au dernier moment de sa vie.

Quelques paragraphes plus loin, Deleuze se livre donc à cette définition avec une simplicité presque désarmante : « La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts. » Pour un philosophe dont la prose et la pensée sont souvent complexes, sinueuses, relativement difficiles d’accès, cette définition est d’une clarté limpide, surprenante. Mais ce serait oublier l’un des traits majeurs de Gilles Deleuze : le philosophe dont l’œuvre triomphe toujours aujourd’hui dans les cercles universitaires est aussi un professeur et un pédagogue hors pair.

S’il écrit Qu’est-ce que la philosophie, sans doute l’œuvre la plus accessible de sa bibliographie, c’est pour que sa démarche puisse être comprise par le plus grand nombre. C’est le Deleuze professeur que l’on retrouve ici, celui qui a enseigné presque dix ans au lycée après son agrégation en 1948, puis aux universités de Clermont-Ferrand et de Lyon avant de finalement poser ses valises à la fameuse université de Vincennes où ses cours sont légendaires. Des centaines d’étudiants se pressent pour venir assister à des cours hors du commun où la pensée novatrice et la pédagogie brillante de Deleuze en font une légende du monde académique.

Une prose et une voix

Car Deleuze, ce n’est pas qu’une prose, c’est aussi une voix, une façon de parler absolument unique, comme une pensée qui s’actualise à chaque instant, la matérialisation impossible d’un esprit brillant et fulgurant. C’est à ce Deleuze, sans doute moins connu, que veut rendre hommage cette Nuit à l’occasion du centième anniversaire de sa naissance.

Au programme, des cours et des conférences où Deleuze déploie sa pensée et déplie celle de grands philosophes comme Hume, Spinoza ou encore Leibniz. La nature humaine, la valeur marchande de la littérature, la psychanalyse ou encore le fameux pli baroque : écoutons Deleuze professeur dans les Nuits de France Culture.

• Par Mathias Le Gargasson
• Gilles Deleuze, professeur en philosophie (1ère diffusion : 12/01/2025)
• Réalisation Vincent Abouchar
• Avec la collaboration de Hassane M’Bechour
• Edition web : Odile Dereuddre, Documentation de Radio France
• Archives Ina