FRANC-TIREUR. Cent cinquante-deux plaintes pour violences physiques et agressions sexuelles visent des responsables laïques et religieux de l’établisse- ment catholique Notre-Dame de Bétharram. Que révèle cette affaire ?

VÉRONIQUE MARGRON. C’est une bombe nucléaire ! Ce drame est une sorte de condensé terrifiant du « rapport Sauvé», rédigé par la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) et publié en octobre 2021. Ce sont les mêmes mécanismes à l’œuvre : un lieu clos, des violences physiques et sexuelles systémiques alimentées par une manipulation du discours de la foi. Ce qui est édifiant, c’est comment tout un monde a rendu possibles l’impunité des auteurs et le recrutement d’hommes violents et délinquants sexuels. Marc Crépon, philosophe et chercheur au CNRS, parle de « consentement passif meurtrier ». Il faut tout un village pour éduquer un enfant, il faut tout un monde pour le violenter, comme il faut tout un monde pour couvrir les violences de l’agresseur et faire taire les enfants. Ce que révélait le rapport de la Ciase sur les années 1950-1960, on le découvre aujourd’hui pour les années 1980, 1990, 2000. C’est effarant et ça ne va pas redonner confiance en l’Église.

Une des victimes s’est confiée à vous en 2021. Son agresseur a été seulement « déplacé » par la congrégation des bétharramites, mais n’a jamais été puni pour ses actes, ni jugé. Ce sont des pratiques courantes dans l’Église ?

J’ai rencontré cet homme à Lourdes, en 2021, lors de l’assemblée des évêques. Il marchait avec sa pancarte disant qu’il avait été violé. C’était la première fois qu’une victime s’exprimait publiquement. Ce qui est terrible, c’est que son agresseur, coupable de violences sexuelles, a été envoyé par ses supérieurs à Bethléem, en Cisjordanie, en 2010, avec l’assurance qu’il ne reviendrait plus. Mais il a finalement réintégré la maison de retraite des anciens de Bétharram neuf ans plus tard. Pour la victime, cela représente une souffrance insupportable et un déni de justice.

L’abbé Pierre n’avait-il pas été lui-même «exfiltré » en Suisse ?

Si. En 1957, avec l’accord d’Emmaüs et de l’Église, il avait été envoyé à la clinique psychiatrique de Prangins, pendant un an, pour être prétendument « soigné » et éviter les scandales d’agressions sexuelles dont avait eu écho le Saint-Office au Vatican. Les réponses sont à chaque fois des demi-mesures ambiguës et inefficaces. Longtemps, l’Église a cherché à étouffer ce genre d’affaires et non à protéger les victimes.

Peut-on dire que les violences sexuelles sont systémiques dans l'Église de France ?

Oui ! C'est massif et systémique. Ce qui participe du caractère systémique, c'est la relation entre un ou des fauteurs, ses déviances, et le système autour qui le protège ou en tout cas ne l’attaque pas et minimise les faits. Je suis convaincue qu’à Bétharram il y a beaucoup plus que 152 victimes, mais au moins 500 ou 600. Il y a ceux qui sont morts, ceux qui disent « je ne veux pas ouvrir ce couvercle » et ne parleront jamais, ceux qui sont dans la dissociation traumatique. Face à ces drames engendrés par l’Église, j’ai un sentiment de trahison. On prône des valeurs éthiques à longueur de temps, on raconte l’Évangile, moi la première, et dans le réel, c’est cela qu’on découvre !

À la suite de la création de la Ciase, dont vous êtes à l’origine, le « rapport Sauvé » a émis 45 recommandations pour que de tels drames ne se répètent pas. L’Église catholique a-t-elle évolué ?

Il y a des avancées. Cette commission indépendante a donné la parole aux victimes et les a enfin écoutées, les a placées au centre de son travail. Il y a eu un avant et un après : la parole s’est libérée, les victimes osent, un peu plus, sortir du silence. Depuis six ans, j’ai reçu plus de 200 témoignages.

Mais concrètement, qu’est-ce qui a changé ?

Aujourd’hui, les signalements aux procureurs sont quasi automatiques. Auparavant, seul l’évêque ou le supérieur hiérarchique était averti, il était donc juge et partie : il entendait le plaignant puis le mis en cause, et c’était fini. La prévention a évolué, il y a maintenant des protocoles à suivre concernant le comportement des responsables et animateurs dans les institutions religieuses ou les camps de jeunes. Les participants sont incités à alerter si quelque chose ne va pas, à ne plus se fier aveuglément à ce que leur demande le prêtre ou l’accompagnateur. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi former tous ces animateurs et les prêtres dans les séminaires.

Il est difficile de dire aujourd’hui si les recommandations de la Ciase sont véritablement appliquées, si par exemple les casiers judiciaires des nouveaux venus sont systématiquement demandés. Je constate qu’un certain nombre d’évêques sont déterminés, mais il est nécessaire que cela devienne une politique ordinaire qui dure dans le temps. Le problème dans l’Église catholique, c’est que chacun est patron chez lui et que les responsables changent souvent.

Craignez-vous le retour aux mauvaises pratiques ?

On ne change pas une culture en quatre ans : celle de l’omerta, celle de l’euphémisation, parce qu’on considère que « ça va choquer », « que les fidèles sont fatigués », « qu’ils voudraient passer à autre chose ». Voilà ce que j’entends. Mais mon Dieu, les premières qui voudraient passer à autre chose, ce sont les victimes ! Malheureusement, dénoncer, repérer des pratiques déviantes, cela va à l’encontre des pratiques ecclésiastiques.

Que faudrait-il réformer en profondeur au sein de l’Église ? L’obligation de célibat pour les prêtres est-elle en cause ? Fabrique-t-elle des « frustrés » ?

Selon la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), 160000 mineurs sont victimes de violences sexuelles chaque année et la plupart des agressions ont lieu dans le cercle familial ou sont le fait de proches. Ces agresseurs ont une vie sexuelle active. Penser que supprimer l’obligation du célibat pour les prêtres est la panacée me semble être une belle illusion. Ce n’est pas le fait d’avoir une compagne qui empêche des prédateurs de passer à l’acte.

En revanche, l’image du célibat ecclésiastique a pu attirer des « tordus », cela ne fait aucun doute. Pour certains, cela représente une sorte de discours de l’idéal : en faisant vœu de célibat, vous touchez la perfection, vous touchez le ciel ! Pour mettre des gens potentiellement tordus dans une situation de toute-puissance, il n’y a pas mieux. J’entends souvent chez certains agresseurs : « Moi, j’ai tout sacrifié », sous-entendu «il faut quand même bien qu’il y ait un peu de compensation». Cette idée du sacrifice de la sexualité active au profit de Dieu aura été fatale. On a affaire là à des personnalités mégalomaniaques et infantiles qui ont un problème avec l’altérité.

Faudrait-il supprimer cette obligation de célibat ?

Les réformes ne dépendent pas de nous, mais il faudrait au moins s’assurer que les jeunes hommes qui entrent au séminaire ne soient plus dans cette représentation, qu’on en finisse avec ce discours de sacrifice.

97 % des agresseurs sont des hommes. Faudrait-il davantage de femmes au sein de l’Église ?

À Rome, le pape a nommé des femmes à des postes importants, qui sont de véritables ministres. Dans l’Église de France, il faut des femmes comme déléguées générales, adjointes plus directes des évêques. Il faut que leurs aides de camp les plus proches soient des femmes !

Vous considérez qu’elles pourraient être des garde-fous contre les agressions ?

Ce serait trop beau ! Mais cela participerait à la protection des victimes, car ces femmes, qu’elles soient mariées ou non, portent un autre regard, ont une autre vie. Elles ne viennent pas du même monde que les prêtres ou les évêques, et ces éléments d’altérité sont essentiels à la culture de la vigilance.

Pour les victimes de Bétharram et celles de l’abbé Pierre, les faits sont en majorité prescrits. Que peuvent-elles espérer ?

La justice restaurative, je crois. Quand les faits sont prescrits, il n’y a pas de réponse judiciaire possible. Les victimes peuvent en revanche se tourner vers deux organismes que nous avons mis en place au sein de l’Église. D’une part, la Commission reconnaissance et réparation (CRR), qui indemnise les victimes des membres des congrégations religieuses [vingt victimes de Bétharram ont déjà été indemnisées. En moyenne, à la CRR, le montant est de 35000 euros par victime, ndlr]. D’autre part, l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (Inirr), qui indemnise les personnes agressées par des prêtres et mineures au moment des faits [une victime de l’abbé Pierre a d’ailleurs saisi l’Inirr, ndlr). Cette somme d’argent est importante, car elle vient signifier : « Votre parole est vraie. » Mais la compensation financière doit être accompagnée d’un processus de reconnaissance du mal subi ainsi que de la façon dont l’institution s’est compromise dans le drame vécu. Ces dispositifs durent environ six mois, pendant lesquels les victimes sont écoutées et suivies. Elles peuvent même rencontrer les responsables des congrégations, qui reconnaissaient alors leur part de responsabilité, parfois leurs agresseurs s’ils acceptent. La justice restaurative permet que l’annonce des faits prescrits ne soit pas un nouvel abîme pour les victimes.

Vous êtes une des rares voix au sein de l’Église catholique à dénoncer publiquement et avec véhémence ces crimes sexuels. Votre parole ne dérange-t-elle pas les évêques ?

Je pense que ma liberté de parole dérange, mais là n’est pas mon but. Je veux simplement être une porte-voix des victimes. Parler est une obligation morale, une question d’humanité, pour que plus jamais un agresseur ne soit dans l’impunité, que plus jamais les institutions de l’Église ne se rendent complices actives ou passives de ces drames. Il y a aujourd’hui vis-à-vis de l’Église catholique un déficit de confiance et il est parfaitement légitime. La seule façon d’espérer que la société puisse, au moins, respecter l’Église catholique, c’est de faire la vérité. Il n’y a pas d’autre chemin.

BIO EXPRESS

Dominicaine, figure du catholicisme français, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, Véronique Margron est à l’origine de la Commission contre les abus sexuels dans l’Église (CIASE) qui a révélé, en 2021, le chiffre de 330 000 victimes de prêtres, de laïques et de religieux dès les années 1950. Depuis la création de la Ciase, en 2019, elle a recueilli près de 200 témoignages.

Bétharram, Notre-Dame du pire

Deux anciens pensionnaires de Notre-Dame de Bétharram témoignent de leur calvaire lorsqu’ils étaient adolescents. Accablant et poignant.

"C'était un tyran, un sadique, il me donnait des coups de règle en fer, des coups de poing, pour rien, un chuchotement, un rire étouffé, pour avoir demandé d'aller aux toilettes. Puis, pour me soigner, il m'emmenait au milieu de la nuit à l'infirmerie. C'est là que les violences sexuelles commençaient : il m'embrassait sur la bouche et le sexe, ça se passait toutes les semaines. J'avais 11 ans." Olivier Brunel, 55 ans, s’arrête quelques instants, des sanglots dans la voix. Il a déjà raconté son histoire, mais parler de «ça» reste éprouvant.

Ce qui frappe, touche au ventre quand on écoute les victimes de Notre-Dame de Bétharram, c’est ce traumatisme profond, visible, qu’a laissé à ses élèves le souvenir de leur passage dans cette institution. Olivier dit «revivre» ces agressions chaque fois qu’il en parle. «Cette année, j’ai pris 15 kg, je ne dors plus.» Il raconte que son agresseur et les autres enseignants qui le violentaient «choisissaient bien leur cible», des enfants isolés dont les parents étaient, comme lui, loin. « Il y avait deux mondes là-bas, les privilégiés à qui on ne touchait pas, et nous. Vous imaginez bien que personne ne se serait attaqué au fils Bayrou !»

Ce qui ronge ces victimes, c’est que personne n’a voulu voir, ni les proches ni les autorités.

“J’ÉTAIS UN MENTEUR”

Ses parents, divorcés, vivent alors en Guadeloupe et sa grand-mère, chez qui il rentre le week-end, ne le croit pas. À 11 ans, en 1981, il l’alerte et lui décrit pourtant précisément ce que lui fait subir ce «préfet de discipline», le surveillant de l’internat, Damien S. Mais la grand-mère, bigote, l’accuse de mentir. « J’avais intégré cela, j’étais un menteur, voilà pourquoi je n’ai plus rien dit pendant quarante ans.» Son agresseur, surnommé «Cheval» par les collégiens en raison de sa curieuse démarche et de sa chevalière, qu’il retournait pour les frapper, règne alors en maître sur les dortoirs et distribue des «colles» à sa guise, empêchant Olivier de rentrer le vendredi soir dans sa famille, surtout quand il était « trop marqué par les coups ». Il se retrouve alors en tête-à-tête avec son bourreau. « Je me sentais extrêmement seul, coupable aussi. Mais j’avais fini par trouver ça normal, je me disais, ça ira mieux demain.»

En 1983, il a 13 ans quand son père le retire enfin de Bétharram, mais l’adolescent ne dit rien de ce qu’il a subi. Son agresseur, lui, est renvoyé six ans plus tard pour avoir frappé «trop fort un enfant». Il continue néanmoins tranquillement sa carrière, dans un institut catholique à Neuilly, puis à Orléans, et enfin à Châteauroux, dans un lycée privé. Aujourd’hui, l’homme de 70 ans est à la retraite à Vannes. Entendu en garde à vue, il a nié, n’a reconnu que «quelques gifles», et est ressorti libre : les faits sont prescrits. Le parquet de Pau a recensé soixante- quinze plaintes contre cet ancien surveillant, dont dix-huit pour agressions sexuelles et actes de barbarie sur mineurs de moins de 15 ans et une pour viol.

«Avec le collectif, on lance des appels à témoins dans chaque établissement pour tenter de trouver des victimes récentes, dont les agressions ne seraient pas prescrites. Car “Cheval” ne s’est sûrement pas arrêté aux portes de Bétharram », confie Olivier Bunel. Ce qui ronge ces victimes, ce sont toutes ces années perdues pendant lesquelles ils ont dénoncé des crimes que personne n’a voulu voir, ni les proches ni les autorités.

Jean-Marie Delbos, 78 ans, a été agressé entre 1957 et 1961 par le père Henri Lamasse, qui coule aujourd’hui des jours paisibles à l’Ehpad de Bétharram. Presque tous les soirs, le prêtre âgé de 26 ans venait dans le dortoir. « La première fois, j’avais 11 ans. Je me suis réveillé affolé, le slip baissé, le sexe mouillé. Le prêtre était agenouillé près de moi et disait qu’il était là pour calmer nos angoisses d’adolescents.» Il a compris plus tard que le prêtre pratiquait des fellations. À 15 ans, il a eu le courage de prévenir un des responsables, le « directeur de conscience », qui lui a intimé l’ordre de se taire. Les prêtres menaceront même sa grand-mère de saisir ses biens si l’affaire venait à s’ébruiter. Il attendra 2010 pour porter plainte, mais les faits sont alors prescrits.

Aujourd’hui, trois agresseurs présumés ont été placés en garde à vue. Un seul est mis en examen et en détention pour «viol par personne ayant autorité» et «agression sexuelle sur mineur de 15 ans ». Jean-Marie a demandé à ses proches ne pas être enterré religieusement. «Je ne veux plus rien avoir à faire avec les curés.»

ABBÉ PIERRE, ICÔNE GLAÇANTE

Après un an et trois rapports, 33 témoignages, dont quatre mineures et un garçon de 13 ans, ont été recueillis par Emmaüs. Il sont accepté de livrer leurs témoignages au cabinet Egaé, mandaté pat Emmaüs pour mener l'enquête. L'abbé Pierre est accusé de viols, d'agressions sexuelles et de harcèlement. Un suivi psychologique a été proposé, mais « deux séances, ce n’est pas assez », confie Élise*, une des victimes. Victimes qui ont pu partager des moments d’échanges entre elles, mais aussi des rencontres avec des cadres du mouvement. « Ils n’avaient pas beaucoup de réponses à nous apporter, rapporte Pascale, 53 ans, agressée par l’homme d’Église à 22 ans. Ils s’excusaient au nom du mouvement, mais assuraient n’avoir rien vu.» C’est là que les interrogations demeurent. Qui savait quoi ? Pourquoi et comment l’abbé Pierre a-t-il été si bien protégé pendant soixante-dix ans ? Pour répondre, Emmaüs a mandaté une commission indépendante avec à sa tête Cécile Béraud, sociologue et directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), spécialisée sur les questions de sexualité dans l’Église. Les travaux ont débuté en février 2025. Entourée de cinq chercheurs, historiens, théologiens et d’un comité scientifique – dix membres au total –, elle a deux ans pour fouiller dans les archives, auditionner des proches des victimes et le personnel d’Emmaüs. Philippe Dupont, l’ex-directeur du centre Abbé-Pierre d’Esteville, émet des doutes sur les moyens d’investigation de la commission, car « l’enquête est tentaculaire, l’abbé Pierre a voyagé dans le monde entier ». Esther Romero, ancienne journaliste victime du prêtre, révèle qu’au foyer Emmaüs de Lima, au Pérou, il harcelait les jeunes femmes. « Ils vont aussi se heurter au silence obstiné de témoins clés, comme son secrétaire particulier.» Cet exercice de vérité sera-t-il probant ? En attendant, la Fondation Abbé-Pierre se nomme désormais la Fondation pour le logement des défavorisés, et la direction d’Emmaüs a demandé aux antennes locales et internationales d’effacer le nom du prêtre de tous les logos, sites internet, ainsi que ses citations. Même si elle précise qu’il ne s’agit que de recommandations. Le « mouvement sait ce qu’il doit à l’abbé Pierre. »

*Le prénom a été changé.