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L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal détenu depuis novembre 2024
L'écrivain franco-algérien Boualem Sansal détenu depuis novembre 2024
JOEL SAGET / AFP or licensors

David Reinharc : "Condamner Boualem Sansal à dix ans de prison, c’est le condamner à mort"

Entretien

Propos recueillis par

Publié le

« Pour Boualem Sansal » (édition David-Reinharc), regroupe une soixante de textes de soutien à l'écrivain franco-algérien, incarcéré depuis plusieurs mois de l'autre côté de la Méditerranée.

Détenu de manière arbitraire, depuis le 16 novembre 2024, par le régime algérien, l'écrivain Boualem Sansal risque aujourd'hui 10 ans de prison. Une incarcération qui provoque la mobilisation d'une partie de la presse et des intellectuels français. Pour Boualem Sansal (édition David-Reinharc), regroupe une soixantaine de textes de personnalités venant de divers horizons, comme Élisabeth Badinter, Édouard Philippe, Bruno Retailleau, Gabriel Attal, Alain Finkielkraut et ou Rachel Binhas, collaboratrice à Marianne. Éditeur du projet, David Reinharc répond à nos questions.

Marianne : Le parquet du tribunal de Dar El Beida près d’Alger a requis 10 ans de réclusion à l’encontre de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal. Comment expliquer une peine aussi lourde ?

David Reinharc : La mascarade judiciaire illustre parfaitement la réalité du régime algérien. Ce pays que nous sommes nombreux à aimer en France est entre les mains d’un système politique qui maltraite à la fois sa population surtout les démocrates et par prolongement les écrivains libres et les intellectuels indépendants.

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Que Sansal soit l’otage des tensions politiques franco-algériennes n’est un mystère pour personne. Ce que l’on voit moins, c’est que Sansal est vraiment devenu une menace pour le régime d’Alger. Il y a la déclaration sur le Sahara occidental, mais c’est un prétexte, ou, si l’on veut, la « goutte d’eau ». En réalité, si on l’emprisonne, c’est pour avoir écrit une trentaine de livres indifférents aux dogmes imposés par la propagande officielle du régime. Trente livres où la liberté d’écrire et de penser est totale, où l’humour et la distance à soi sont partout. Or un écrivain libre ne peut exister dans un régime autoritaire comme celui de Tebboune.

Les situationnistes proclamaient dans les années soixante que toute activité artistique véritable était aujourd’hui « forcément classée dans la criminalité ». Tebboune nous permet de vérifier la justesse de Debord !

C’est un crime dans un pays où l’histoire est racontée non par les historiens mais par le régime. Sansal savait qu’il serait accusé de prendre le parti des Français, d’être un national-traître. Ça n’a pas tardé, dès 1999.

Pourquoi est-il important que le monde intellectuel se mobilise ?

⁠L’emprisonnement de Sansal est le nouvel avatar d’une longue tradition de persécution des esprits libres. Pendant la décennie noire, de nombreux écrivains et journalistes ont été assassinés par les islamistes. Depuis le régime a mis en place une politique qui amnistie les terroristes mais il continue de persécuter les démocrates et les esprits libres. Certains d’entre eux vivent aujourd’hui en France. Face à ce régime que fait la France ? Elle défend cafouilleusement Sansal, elle ne présente pas d’ordre de marche véritable.

Bruno Retailleau, suivi par une partie de la droite, se lance flamberge au vent, tandis que Macron temporise. L’extrême gauche semble avoir pris au pied de la lettre le mot d’ordre ironique choisi par Leszek Kołakowski pour sa puissante et fictive internationale des libéraux-conservateurs-socialistes : « Avancez vers l’arrière, s’il vous plaît ! » Que se passerait-il si le régime des mollahs retenait en otage Marjane Satrapi ? Il y aurait une vague de soutien international, mais la France ne présenterait probablement pas un front uni. Ce qui est tragique, c’est que Sansal, lui aussi, devrait faire l’unanimité, et cela même si l’on n’est pas d’accord avec sa parole et ses écrits. C’est la raison pour laquelle j’ai pensé qu’il était de mon devoir en tant qu’éditeur de rassembler les voix d’intellectuels et de responsables politiques français pour que, chacun à sa manière puisse rappeler que l’emprisonnement de Sansal est un augure, un très mauvais augure, bien entendu, quelque chose qui doit nous arrêter. L’Europe s’est constituée sur le rêve de la paix perpétuelle.

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Or en emprisonnant un homme âgé de 80 ans, atteint d'un cancer, le régime algérien commet un acte qui risque d’empêcher pour longtemps le pardon, la réconciliation ou l’amitié. Emmanuel Macron a évoqué la « menace existentielle » que représente la Russie : le rêve kantien de paix perpétuelle se fracasse aujourd’hui sur la réalité de l’ennemi.

Que peut faire aujourd'hui la France ? Comment imposer un rapport de force pour obtenir la libération de l'écrivain ?

Je n’ai pas la prétention de vouloir dicter au gouvernement français la démarche qu’il doit avoir dans cette affaire. Je ne veux pas sortir de mon rôle d’éditeur. Ce rôle m’incite à entretenir une parole, propager une idée pour que personne n’oublie d’abord le sort réservé à notre ami Boualem Sansal et pour que chacun puisse garder en tête que la défense de la liberté d’expression est une action quotidienne qui doit être universelle. Le mérite de Sansal est d’être un écrivain vraiment libre. Cela étant dit, je vais exprimer mes souhaits : j’espère que le président de la République prendra la mesure de cette affaire en ne focalisant pas son analyse sur les seuls intérêts diplomatiques et économiques.

Son rôle me semble-t-il consiste aussi à soutenir les principes qui représentent le socle de notre société. De ce point de vue, la défense de la liberté d’expression, d’un écrivain arbitrairement détenu dans les cellules d’une dictature doit être une ligne de conduite. Sansal est un auteur voltairien : il ne croit pas aux dogmes, il les tourne en dérision ; il critique et fait réfléchir et il n’hésite pas à interroger le « sacré ». Il est de ce point de vue totalement aligné sur ce qu’est la France - du moins à travers ses textes - depuis sa révolution. Aussi, notre République profondément laïque et démocratique, doit orienter y compris sa politique extérieure en rappelant cette réalité et en se fondant sur elle. Pas de compromission donc avec les ennemis de la liberté.

L’Algérie se sert de Sansal comme d’un pion ; et il faut lui signifier qu’elle n’a pas les moyens de ses menaces. Que s’en prendre à un écrivain âgé et malade, ce n’est pas du tout de bonne guerre ; que c’est digne des pires régimes de l’histoire. Au fond, l’affaire Sansal, ce n’est pas La Plaisanterie, de Kundera (un trait d’humour passe sous les yeux de la police politique, et un régime autoritaire vous met au pas), mais L’Œuvre au noir, de Yourcenar : un homme d’un esprit large, humaniste, refusant préjugés et chemins battus, indispose le pouvoir ecclésiastique. Cet homme fuit les persécutions de l’inquisition française et se réfugie à l’étranger, mais on l’emprisonne tout de même ; on le condamne à mort pour athéisme et hérésie. C’est ce qui arrive à Boualem Sansal.

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Le condamner à dix ans de prison c’est le condamner à mort. Le personnage de Yourcenar perd la liberté, puis la vie : agissons pour que Sansal recouvre la première – et souhaitons que la seconde lui soit encore très longue.

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Pour Boualem Sansal, sous la direction de Pascal Bruckner et Gad Wolkowicz Michel, édition David Reinharc, 292 p., 23 €

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne