Alors que la proposition de loi visant à introduire la notion de consentement dans la définition pénale du viol sera examinée à l’Assemblée nationale la semaine du 31 mars, “Les Inrocks” donnent la parole à deux philosophes aux points de vue différents sur la question, Manon Garcia et Geoffroy de Lagasnerie. Voici celle de l’auteur de “Par-delà le principe de répression”.
La proposition de loi visant à “modifier la définition pénale du viol et des agressions sexuelles”, déposée à l’Assemblée nationale en janvier, sera examinée la semaine du 31 mars. Ce texte a été inscrit à l’ordre du jour alors que le Conseil d’État a rendu un avis favorable à l’introduction de la notion de consentement dans l’arsenal judiciaire. Nous avons demandé à deux philosophes travaillant depuis des années sur le sujet des violences sexuelles, Manon Garcia et Geoffroy de Lagasnerie, de réagir à cette façon de consacrer la notion de consentement dans la loi. Deux points de vue différents exposés dans deux interviews différentes – retrouvez ci-dessous celle de Geoffroy de Lagasnerie, l’entretien avec Manon Garcia étant à découvrir ici.
Cela fait plusieurs années que vous réfléchissez aux questions de violence sexuelle et à leur traitement juridique, notamment dans Mon corps, ce désir, cette loi, paru en 2021 (Fayard) et dans votre récent essai paru en janvier, Par-delà le principe de répression (Flammarion). Considérez-vous, comme une majorité de personnes qui réfléchissent aux violences sexuelles, que la reconnaissance par le droit de la notion de consentement soit une avancée dans les luttes féministes ?
Geoffroy de Lagasnerie – C’est en effet un problème auquel je réfléchis depuis plusieurs années. Et il me semble que beaucoup d’arguments plaident pour interroger de telles revendications, que ce soit en examinant l’usage qu’elles font de la pénalité et des catégories juridiques aussi bien que la vision de la sexualité qu’elles emportent avec elles. Par exemple, l’un des présupposés de telles revendications est que mieux punir ou plus punir les violences sexuelles pourrait permettre de mieux lutter ou de plus lutter contre elles. Or cette équation, typique du punitivisme, est erronée. Si vous prenez l’exemple des
féminicides, comme le montre l’historienne Christelle Taraud, depuis 2006, il y a eu en France huit lois contre les violences faites aux femmes ; malgré cela, le nombre de féminicides n’a presque pas bougé. Si vous prenez l’exemple des violences conjugales, la juriste Leigh Goodmark a montré que, de manière contre-intuitive, une gestion plus répressive augmente l’exposition des femmes à la violence de leur compagnon. Si le recours à la répression et au droit pénal ne marche pas pour les féminicides et les violences conjugales, je ne vois pas pourquoi il marcherait pour les violences sexuelles.
Si certaines philosophes féministes restent critiques sur la notion de consentement, beaucoup saluent un progrès.
De nombreuses féministes critiquent en effet l’introduction de la notion de consentement dans la loi. On ne saurait donc parler ici d’une “revendication féministe”, mais seulement d’une proposition propre à une certaine version du féminisme. L’une des auteures qui m’a le plus inspiré est la juriste américaine Janet Halley. Selon elle, étendre la définition du viol aux formes d’interactions sexuelles sans violence ni menace mais qui ont pu se déployer dans un univers de contraintes ressenties subjectivement par le plaignant (qui peut alors invoquer un consentement contraint ou sous emprise) s’appliquera potentiellement à toutes les interactions sexuelles au cours de nos vies – car agir dans un univers de contraintes est la définition de la vie sociale. Dès lors, en croyant lutter contre le viol, on dissout en fait totalement cette catégorie et on s’empêche d’identifier la spécificité des actes qui en relèvent et de pouvoir lutter contre eux. D’autre part, cette représentation du viol lui semble reconduire les stéréotypes misogynes traditionnels de l’homme comme être responsable et la femme comme être fragile, impuissante et manipulable.
Est-ce que la notion de consentement ne permet pas à certaines femmes de prendre conscience des violences qu’elles ont subies ?
C’est la grande question : les catégories juridiques nous aident-elles à comprendre le réel ou le mutilent-elles ? Introduire la notion de consentement vise à redéfinir la catégorie de viol afin d’y faire entrer un plus grand nombre de situations qui aujourd’hui n’en relèvent pas ou en relèvent de manière litigieuse. Un viol pourrait avoir lieu aussi quand, malgré l’absence de violence, menace, surprise ou contrainte, la victime n’aurait pu consentir de manière “libre et éclairée” ou lorsque son partenaire ne se serait pas suffisamment inquiété de recueillir son consentement explicite et spécifique. Il est évident qu’il faut penser la pluralité des formes de la contrainte sexuelle. Mais justement, penser la diversité, ce n’est pas appliquer une seule catégorie à des situations extrêmement différentes.
L’abolitionnisme pénal m’intéresse car il interroge le simplisme des catégories juridiques. Est-il pertinent de penser un maximum de situations possibles avec un minimum de vocabulaire ? Peut-on vraiment considérer qu’il n’y aurait au fond que deux types de rapports sexuels possibles dans nos vies : le rapport explicitement consenti ou le viol ? Entre les deux, nous savons tous qu’il y a toute une zone d’interactions plus ou moins problématiques, qui méritent des catégorisations subtiles. Ce n’est pas parce qu’une relation est problématique qu’elle est un viol. Et il est loin d’être évident que la suite à donner à une relation problématique consiste nécessairement à saisir la justice, porter plainte et exposer l’autre à plusieurs années de prison. Et puis, il faut aussi prendre en compte la puissance émotionnelle de la notion de viol. En appliquant une notion aussi chargée symboliquement à des expériences différentes, ne prend-on pas le risque de parfois ajouter du traumatisme ? Si l’on se situe du point de vue de celles et ceux qui ont pu subir des formes multiples de contraintes sexuelles, est-ce que conduire le maximum d’entre elles et eux à penser leur passé à travers la catégorie de viol les aide à aller mieux ou, au contraire, risque de produire du traumatisme ?
Dans Mon Corps, ce désir, cette loi, vous écrivez que “par un étrange renversement”, le féminisme mainstream met en place un paradigme “réactionnaire” sur la sexualité. Pourquoi ?
Car introduire la notion de consentement dans la définition du viol, ce n’est pas en réalité sacraliser le consentement et la liberté individuelle. C’est même l’inverse. Car cela débouche immédiatement sur une série de questionnements insolubles et infinis sur la validité du consentement, le faux consentement, le consentement extorqué, la situation où l’on a consenti mais où l’on n’aurait pas en fait consenti, celle où l’on prendrait conscience plusieurs années après qu’on était en fait sous influence ou emprise, etc.
Dans son avis, le Conseil d’État souligne même la nécessité de prendre en compte les “circonstances environnantes” pour apprécier la validité d’un consentement. Or sitôt que l’on accepte la possibilité de dire d’une personne que, même si elle n’a pas été forcée, elle n’a pas vraiment consenti “étant donné les circonstances” (je ne parle évidemment ici que des personnes qui ont dépassé l’âge de la majorité sexuelle), on bascule dans une conception de l’ordre sexuel basée sur l’idée selon laquelle le fait d’avoir voulu ne suffit pas : il y aurait des relations sexuelles que l’on n’aurait pas pu vouloir ou que l’on aurait en quelque sorte voulu malgré soi…
Ce dispositif jette immédiatement une suspicion sur toutes les relations qui sortent de l’ordinaire, par exemple celles marquées par des différences d’âge, de statut, de notoriété. On le voit dans certaines prises de parole contemporaines lorsque l’on parle de “violences sexuelles” pour désigner des relations qui ont pu durer plusieurs années parce que l’un des partenaires, souvent plus jeune, était “sous emprise”. Dans les relations ainsi qualifiées, il n’y pas nécessairement eu de contrainte physique puisque la personne qui témoigne était “sous emprise” et que cette emprise l’a par définition conduit à consentir à la relation. Appliquer la catégorie de “violences sexuelles” à de telles relations suppose donc de considérer que la violence est en quelque sorte inscrite dans la relation même, quelle qu’ait été l’expérience et les désirs des individus au moment où ils la vivaient. Ces relations sont vues comme violentes ontologiquement. On ne vise donc plus des agressions physiques mais des types de relations. C’est tout un univers de relations atypiques qui échappent aux normes de la respectabilité sociale qui est ici combattu, ce qui m’attriste notamment comme gay, puisque comme le raconte par exemple Edouard Louis dans Changer : Méthode, les relations intergénérationnelles, où se mêlent l’entraide, l’assistance économique, l’affectivité et la sexualité, peuvent en fait très souvent être des expériences libératrices et l’un des foyers essentiels de la réinvention de soi.
Mais pourquoi pensez-vous que le débat sur le consentement traduit une vision problématique de la sexualité ?
Il est en effet intéressant de se demander ce qui explique la multiplication contemporaine des interrogations sur le consentement. Pourquoi apparaît-il crucial de savoir quand celui-ci est vraiment réel ou vicié ? La formulation de ces interrogations est une conséquence du fait que l’on a intégré une représentation du sexe comme activité dangereuse. C’est parce que l’on thématise les relations sexuelles comme des pratiques potentiellement traumatisantes, desquelles on risque toujours de sortir blessé, que l’on considère crucial d’examiner les conditions de la validité réelle du consentement. La proposition de loi voudrait au fond exiger pour les relations sexuelles un consentement de même nature que pour une opération chirurgicale (“libre et éclairé”) – comme si l’on vous charcutait quand on faisait l’amour avec vous. En tant que gay attaché à une culture libertaire, j’ai du mal à me reconnaître dans cette conception. J’ai du mal à comprendre quelle violence on peut subir quand on fait l’amour avec quelqu’un sans violence, menace ou surprise. Pour le penser, il faut présupposer qu’il y aurait quelque chose de fondamentalement violent dans la sexualité elle-même et qu’il faudrait donc d’infinies précautions pour s’en prémunir. Je pense à l’inverse que la sexualité est une activité saine, et que nous devrions la voir comme un lieu d’expérimentation.
Une politique libertaire devrait selon moi inverser le paradigme contemporain : non pas considérer qu’il y a toujours potentiellement de la violence dans la sexualité, et qu’il faut donc instaurer un ensemble de cadres très précis avant de s’y engager pour la contrecarrer, mais partir du principe qu’il y a quelque chose de libérateur et d’affirmatif dans l’activité sexuelle et que parfois de la violence intervient contre laquelle il faut évidemment se mobiliser.
Quel pourrait être, par-delà la qualification juridique de consentement, un cadre politique vertueux, protecteur, reconnaissant, permettant de conjurer la réalité vertigineuse de ces viols (230 000 femmes sont victimes de violences sexuelles chaque année en France), comme l’a illustré le récent procès de Dominique Pelicot ?
À partir du moment où l’on est attentif à la pluralité des situations dans lesquelles des violences sexuelles se produisent, il faut imaginer des cadres pluriels de prise en charge et de témoignage, centrés avant tout sur le soin apporté à la victime, la protection, la fuite, l’indemnisation, la confiance, etc. – tout ce qu’on ne trouve pas dans un système pénal. La logique répressive répond de manière uniforme à des situations plurielles. Et c’est ce qui m’inquiète avec cette nouvelle définition du viol. Car celle-ci va orienter de nombreuses femmes et hommes vers l’enfer du système pénal, en les conduisant à porter plainte, et donc à se retrouver embarqués dans des procédures éprouvantes et coûteuses, qui sont de véritables tortures – avec des interrogatoires, des expertises, des contre-expertises, qui durent parfois des années… Porter plainte, c’est par définition devoir faire face à une défense et pouvoir potentiellement, après plusieurs années de procédure, perdre. Quand on connaît la manière dont les juges traitent les victimes quand il y a des preuves matérielles, on peut se demander quelles seront les conséquences d’envoyer tant de personnes affronter l’appareil pénal pour des situations litigieuses complexes. Je ne vois pas en quoi il est féministe de créer des dispositifs juridiques et des injonctions publiques qui vont condamner de nombreuses femmes (et hommes) à souffrir autant et aussi inutilement – au détriment de l‘imagination collective d’autres solutions bien plus apaisantes.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
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