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Droit de séjour menacé pour l'activiste féministe Marie Gilow : des personnalités, dont les frères Dardenne, se mobilisent

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29 mars 2025 à 08:02Temps de lecture
Par / Camille Wernaers

C’est en septembre 2024, lors d’une convocation à la police, que la vie de Marie Gilow bascule. Selon ses explications, il lui est signifié à ce moment-là qu’elle a été placée sur la liste "Terrorisme, Extrémisme, processus de Radicalisation" de l’Organe de Coordination pour l’Analyse de la Menace (OCAM), en tant que "prédicatrice de haine" de niveau 2.

C’est la stupeur pour cette activiste féministe franco-allemande. Marie Gilow habite et travaille en Belgique depuis 2013 et elle est titulaire d’un doctorat en sciences sociales et politiques et d’une maîtrise en urbanisme (ULB). Ses recherches portent sur la mobilité quotidienne, les études urbaines et le genre. Son mémoire portant sur la mobilité des femmes dans l’espace public a été récompensé par le prix de l’Université des Femmes en 2015. Elle a aussi collaboré avec certaines associations reconnues en Belgique, comme Garance ou Angela.D. Elle a par ailleurs été professeure invitée à l’ULB.

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La cause des femmes du Rojava

Marie Gilow est aussi spécialiste de la situation des femmes du Rojava, un territoire d’expérimentation démocratique kurde situé dans le nord-est de la Syrie. Ces femmes ont combattu l’Etat islamique et ont été particulièrement médiatisées en 2014 lors de la bataille de Kobanê. Marie Gilow a séjourné au Rojava en tant que journaliste en 2020.

"Les Kurdes sont un peuple que l’on retrouve dans quatre Etats du Moyen Orient : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Ces personnes sont réprimées dans ces pays et luttent pour leur droit à conserver leur culture, leur langue, leurs droits", explique-t-elle aux Grenades. Cette expertise, et son "implication dans le mouvement de solidarité avec le Kurdistan", lui vaut-elle aujourd’hui d’être placée sur la liste de l’OCAM ? N’ayant reçu pour seule explication que le nom de sa cliente avait été placé sur cette liste à la suite de renseignements émanant d’un service étranger, c’est en tout cas l’hypothèse principale avancée par son avocat, Me Jan Fermon. "On ne sait pas exactement ce qui lui est reproché, alors que c’est important pour pouvoir se défendre", précise-t-il.

Un droit de séjour en péril ?

Conséquence de cette situation : Marie Gilow pourrait perdre son droit de séjour en Belgique. En effet, l’Office des Étrangers lui a fait parvenir un courrier indiquant que ce droit pourrait être révoqué pour "des raisons de sécurité nationale" et qu’elle pourrait faire l’objet d’une interdiction d’accès au territoire belge.

Elle rapporte également des visites de la police à son domicile et des questions "intrusives" à ses voisins et colocataires. "Cela m’affecte beaucoup, ainsi que mes proches", souligne-t-elle. A chacun de ses voyages à l’étranger, elle est également interrogée par les services de police au départ ou à l’arrivée.

Quatre ans pour se déradicaliser

"Pour que son nom soit effacé de cette base de données, on nous informe également lors du rendez-vous à la police qu’elle devra suivre un processus de déradicalisation qui pourrait prendre jusqu’à 4 ans…", explique son avocat qui poursuit : "Pour moi, il s’agit d’un abus caractérisé de l’outil de la liste de l’OCAM. Je comprends bien pourquoi cette liste existe. Elle vise à protéger la société contre des actes de violences graves en suivant des personnes prêtes à passer à l’acte. Il est aberrant qu’elle soit utilisée de cette manière contre ma cliente ! Elle a simplement exprimé publiquement, dans des articles ou des conférences, des points de vue en faveur des Kurdes de Syrie, et principalement des femmes. Elle utilise son droit à la liberté d’expression, voire son droit à la liberté d’organisation si on estime que c’est le cas lorsqu’on se rend sur place et qu’on donne des conférences. Ce sont des droits garantis par notre Constitution et par la Convention européenne des Droits de l’Homme. Elle n’est pas terroriste, ni dangereuse pour notre sécurité. Dans le processus de déradicalisation prévu, plusieurs policiers devraient suivre Marie pendant des années. A-t-on tellement d’argent à perdre ? Est-ce un moyen efficace de lutter contre le terrorisme en Belgique ?", questionne-t-il.

L’un des problèmes principaux dans cette affaire, pour Me Jan Fermon, réside dans le fait que l’inclusion dans cette liste ne prévoit pas de procédure d’audition, qui pourrait permettre aux personnes de s’expliquer. L’avocat a depuis multiplié les démarches pour "faire entendre" sa cliente. Une mise en demeure a été envoyée au cabinet du ministre de l’Intérieur Bernard Quintin (MR) et à la ministre de la Justice Annelies Verlinden (CD&V), dont dépend l’OCAM.

"J’y demande que le nom de ma cliente soit retiré de cette liste. L’administration de la justice m’a répondu qu’ils étudiaient l’affaire. J’ai également envoyé un courrier à l’Office des Étrangers, en expliquant que ma cliente souhaite être entendue. Si elle reste sur cette liste malgré ces démarches, on ira au tribunal de première instance, devant un juge", poursuit-il.

A propos de l’hypothèse avancée pour le signalement de Marie Gilow auprès de l’OCAM, il observe :"Ces événements s’inscrivent dans un contexte plus large de criminalisation du mouvement kurde dans toute l’Europe. Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) [en guerre depuis 40 ans avec l’État turc, et qui fait l’actualité ces derniers jours, ndlr] est inclus dans la liste des organisations terroristes. En Belgique, différents parquets ont voulu poursuivre des personnes sur cette base. C’est allé jusqu’à la Cour de cassation, qui a confirmé en 2020 qu’il s’agissait d’une guerre civile entre la population kurde et l’État turc, que c’étaient donc les lois de la guerre qui devait s’appliquer, et non les lois anti-terroristes. Le ministre des Affaires Etrangères de l’époque [Philippe Goffin, ndlr] a directement marqué son désaccord avec cette décision de justice, et a expliqué qu’il appliquerait les lois anti-terroristes. C’est assez particulier. Je pense qu’une utilisation abusive de la liste de l’OCAM ne concerne pas que Marie, elle nous concerne tous et toutes, toute la société."

Mouvement de soutien

Une lettre ouverte en soutien à Marie Gilow, adressée à la ministre de l’Asile et de la Migration Anneleen Van Bossuyt (N-VA), a été publiée le 28 mars sur le site de la Ligue des Droits Humains, signée par près de 170 personnes du monde académique, associatif, et culturel, dont les frères Dardenne. "Peut-on faire de la 'propagande haineuse' pour la liberté, la solidarité ou l’égalité ?", questionne ce texte, qui a également été signé par l’avocate bruxelloise Selma Benkhelifa.

Elle indique aux Grenades : "L’OCAM et la sûreté de l’État considèrent que tout le mouvement kurde est lié au PKK, et c’est un vrai problème, notamment en raison de l’opacité avec laquelle on peut être placé·e sur la liste de l’OCAM. L'hypothèse vers laquelle tend l'affaire qui concerne Marie Gilow en ferait un cas différent parce que cela touche les Kurdes d’habitude, et qu’elle n’est pas Kurde, mais cela ne serait pas vraiment un cas isolé."

L’avocate a signé la lettre ouverte "en solidarité avec Marie Gilow", mais aussi parce qu’elle a défendu des personnes directement concernées. Elle a d’ailleurs publié un article dans la revue française Planète Paix, en mars 2025, relatant l’histoire d’"Axin, une petite fille kurde de douze ans à qui la nationalité belge a été refusée parce que ses parents étaient soupçonnés de l’élever dans les valeurs ‘non démocratiques’, alors même que leur casier judiciaire est vierge, qu’ils n’ont commis aucun crime, simplement participé à des manifestations. C’est leur engagement que leur reproche le juge belge. Il y a un climat de suspicion envers les personnes kurdes, à cause de cet amalgame qui est fait avec le PKK", souligne-t-elle.

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Autre cas emblématique et médiatisé selon les personnes rencontrées pour cet article : celui de l’activiste belgo-turc Bahar Kimyongür, qui dure depuis plus de 10 ans. Plus récemment, en avril 2024, la police belge s’est rendue, en nombre et armée d’un canon à eau, dans les locaux des deux médias kurdes en Flandre à la recherche de preuve de financement du terrorisme, ce qui a été vivement dénoncé par les responsables de ces chaines de télévision. "Tout ce que nous faisons ici, c’est informer le peuple kurde et faire l’actualité. Rien n’est secret ou caché et nous sommes droits dans nos bottes. Cette descente coïncide avec la journée des journalistes kurdes et montre qu’il s’agit d’une attaque contre la liberté de la presse", ont-ils expliqué à Het Laatste Nieuw.

"A cause de l’opacité des procédures, ce ne sont pas des affaires qui aboutissent souvent devant les tribunaux lorsqu’ils sont saisis. Ce qui me fait dire que ce sont surtout des procédures d’intimidation. Si d’autres femmes féministes, au CPAS ou au chômage par exemple, se disent qu’elles risquent d’avoir des gros problèmes pour avoir pris la parole en faveur des femmes kurdes, cela peut tout à fait les inciter à ne pas le faire. On appelle cela le ‘chilling effect’ en sociologie du droit", précise Selma Benkhelifa.

"Femme, vie, liberté"

Le mouvement féministe belge et international s’est d’ailleurs récemment intéressé à cette question, lors du décès en détention en Iran de l’étudiante kurde Mahsa Amini pour avoir "mal porté" son voile, un décès qui a créé une onde de choc dans le pays qui s’est propagée au reste du monde. "Le slogan ‘Jin, Jiyan, Azadî’, ‘Femme, vie, liberté’ est un slogan kurde, issu du Rojava. Imagine-t-on poursuivre pour un lien potentiel avec le terrorisme toutes les personnes qui portent une pancarte avec ce slogan ?", insiste Selma Benkhelifa.

Contactés par nos soins, ni l’OCAM, ni l’Office des Étrangers n’ont souhaité répondre à nos questions. L’OCAM, qui n’a pas donné d’explication concernant les raisons de l’inclusion de Marie Gilow dans sa liste, précise que l’article 146 de la loi du 30 juillet 2018 (relative au traitement des données à caractère personnel) permet d’introduire une demande auprès du Comité permanent de contrôle des services de renseignements et de sécurité (Comité R) et de l’Organe de contrôle de l’information policière (COC), qui exercent conjointement leurs missions de contrôle.

 

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