Depuis qu’en 1974 Patrice de Charrette a été qualifié de « juge rouge » pour avoir placé en détention provisoire un chef d’entreprise, la France est habituée à ces poussées de fièvre qui suivent des décisions de justice. Cette fois, la virulence des réactions est à la mesure de l’enjeu : la possible interdiction faite à Marine Le Pen de se présenter à sa quatrième présidentielle. Cette affaire en dit long sur l’obsession française pour l’élection suprême. 

Quel que soit l’intérêt théorique des débats sur l’application immédiate des cinq ans d’inéligibilité, l’essentiel pourrait se situer ailleurs. Décidée à ne pas laisser la place à son dauphin Jordan Bardella, Marine Le Pen emprunte une « voie étroite » : espérer être blanchie en appel des lourdes accusations qui pèsent sur elle – un système de détournement de fonds à grande échelle, 2,9 millions d’euros sur onze ans, dont elle n’ignorait rien –, voire pouvoir « se présenter devant les Français, même en étant condamnée », comme l’avouait son fidèle Sébastien Chenu.

L’exploration d’un trou de souris juridique permet au RN de gagner du temps en tentant d’opposer la rue aux cols d’hermine, mais il fragilise l’équilibre que Marine Le Pen s’efforçait de maintenir entre populisme et dédiabolisation. De fait, elle se retrouve aspirée dans cette internationale poutino-trumpiste qui s’est empressée de voler à son secours (le Kremlin, Viktor Orbán, Elon Musk, etc.).

Jusqu’où ira la remise en cause des fondements de la démocratie que sont la séparation des pouvoirs et l’indépendance de la justice ? C’est la question que nous posons dans ce numéro du 1 hebdo. La dérive illibérale s’accélère : en Italie, Giorgia Meloni ferraille avec la Cour de cassation ; en Israël, Benjamin Netanyahou outrepasse les décisions de la Cour suprême ; aux États-Unis, Donald Trump teste la résistance des juges fédéraux ; et, en Roumanie, le système judiciaire est débordé par des candidats extrémistes prorusses.

Quels sont les ressorts de cette fronde anti-juges ? Comment la vertu, pilier de la république selon Montesquieu, peut-elle se retrouver engloutie dans un système d’inversion des valeurs où une condamnée (même provisoire) devient la victime et un collège de juges des coupables ?

Dans le grand entretien qu’il nous a accordé, le magistrat et essayiste Antoine Garapon situe les racines de la crise dans une contestation permanente de la chose jugée, particularité française qui stupéfie nos voisins européens, et dans la dérive d’une mondialisation numérique où les normes et repères symboliques sautent les uns après les autres. On peut comprendre que, dans un monde dominé par la post-vérité, l’acte de juger devienne un exercice kafkaïen. 

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