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L’enquête 2025 du CNL réserve une surprise de taille : la désaffection pour les livres touche toutes les catégories socio-professionnelles, y compris supérieures.
L’enquête 2025 du CNL réserve une surprise de taille : la désaffection pour les livres touche toutes les catégories socio-professionnelles, y compris supérieures.
Stephane MOUCHMOUCHE / HANS LUCAS

"Je regarde des séries débiles sur Netflix" : les Français lisent moins, et même les "élites" sont accros aux écrans

Une page qui se tourne ?

Par Ève Charin

Publié le

Dans un monde anxiogène, aurait-on renoncé à trouver refuge dans les livres ? Le dernier baromètre sur les Français et la lecture publié le 8 avril par le Centre national du livre (CNL) témoigne d’un « décrochage extrêmement violent ». C’est ce que constate Étienne Mercier, directeur Opinions de l’institut Ipsos, qui mène depuis 2015 cette enquête bisannuelle auprès de 1 000 personnes âgées de plus de 15 ans.

Depuis cinq ou six ans, Katell ne lit « presque plus ». Cadre sup dans une multinationale, cette femme de 55 ans, bac + 5, a pourtant « adoré ça » – nous confie-t-elle dans un bistrot parisien. « Avant, je lisais une quarantaine de bouquins par an, des romans, des polars, des essais… J’ai quasiment arrêté. Au cours des douze derniers mois, je n’ai lu que cinq ou six livres ». Un exemple d’une grande banalité, nous apprend le baromètre sur les Français et la lecture publié mardi 8 avril par le CNL.

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En dépit de l’engouement manifesté, juste après le confinement, pour les librairies indépendantes officiellement qualifiées de « commerces essentiels », les Français lisent de moins en moins. En 2025, 63 % d’entre eux déclarent avoir lu au moins cinq livres au cours des douze derniers mois, une proportion en nette baisse (-6 %) par rapport au sondage précédent effectué en 2023 (ils étaient alors 69 %). À y regarder de plus près, trois indicateurs apparaissent particulièrement étonnants – et alarmants. La faute aux écrans…

Des quinquas ultra-connectés

Scoop : la tendance actuelle au désamour n’est pas seulement le fait des digital natives. Certes, elle les concerne aussi, puisque même les mangas et les BD ne font plus recette auprès des 15-24 ans, happés par les loisirs virtuels auxquels ils consacrent environ 5 heures par jour, soit près d’une heure de plus qu’en 2023. Tous genres confondus, la part des lecteurs d’au moins cinq livres dans l’année écoulée a baissé de 7 % parmi les jeunes… qui pourtant lisent aussi, pour partie, par obligation scolaire ou universitaire.

Mais la chute est plus spectaculaire encore chez les 50-64 ans, une tranche d’âge habituellement très attachée aux livres (- 12 % par rapport à 2023). Preuve que chez les quinquas aussi, le loisir sur écran s’est imposé. Par rapport à la précédente enquête, ils consacrent près de 3 heures par semaine aux réseaux sociaux, plateformes de streaming et autres passe-temps connectés, soit 7 minutes quotidiennes supplémentaires depuis deux ans (c’est-à-dire trois bons quarts d’heure supplémentaires chaque semaine, hors lecture de livres numérique ou écoute de livres audio, bien sûr).

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Et si les femmes continuent de lire plus que les hommes, elles ont tendance, comme eux, à lâcher l’affaire (elles sont 3 % de moins qu’il y a deux ans à avoir lu au moins cinq livres lors des douze derniers mois) au profit des loisirs sur écran (3 h 30 par jour en moyenne pour les deux sexes). Les quinquas, les femmes : deux piliers de la lecture chancellent.

Les « humanités » ne font plus recette ?

L’enquête 2025 réserve une autre surprise, et de taille : la désaffection pour les livres touche toutes les catégories socioprofessionnelles, y compris supérieures (- 4 % en deux ans). Nos CSP+ boudent autant les bouquins papiers que les fichiers numériques, les uns et les autres en net recul dans les foyers aisés, où l’on consacre 8 minutes de moins à la lecture quotidienne par rapport à 2023 (10 minutes de moins pour l’ensemble des lecteurs). Pourtant, de ce côté-là, on ne peut guère incriminer les difficultés économiques, ou la cherté des ouvrages neufs.

Traditionnel bastion de la culture livresque, la bourgeoisie française perd ses bonnes habitudes, ou peine à les transmettre. Témoin : Nathan, 22 ans, brillant étudiant en master de droit des affaires dans une université parisienne ; smartphone en main et écouteurs aux oreilles, le jeune homme avoue n’avoir lu que deux livres au cours des douze derniers mois (en dehors du Code civil, précise-t-il). Ce fils de haut fonctionnaire a opté pour un roman de fantasy, « pas mal », et un essai historique, pour que ses parents, grands lecteurs, « ne (l)e regardent pas comme un cloporte » (sic). On aurait aimé pouvoir interviewer Bourdieu, théoricien de la « distinction », qui a consacré un livre aux « héritiers » du « capital culturel ». En 2025, celui-ci serait-il démonétisé ? La réussite sociale se dispense-t-elle à présent de cette maîtrise (même superficielle) des humanités, qui fonctionnait jusqu’alors comme un puissant vecteur de légitimation ?

« Je regarde des séries débiles »

Ces questions, le baromètre CNL-Ipsos les pose avec acuité. Écoutons encore Katell, notre cadre sup avouant délaisser la lecture. Bac + 5, bénéficiant d’un revenu mensuel plus que confortable et de bonnes habitudes de lectures acquise dans sa jeunesse, la Parisienne d’origine bretonne, « ne li(t) plus en dehors des vacances », comme 45 % des Français. Manque de temps ? Même pas. Il y a une vingtaine d’année, cette executive woman bouquinait « au moins une demi-heure chaque soir avant de (s)’endormir ». Avec nostalgie, elle se souvient de nuits blanches passées, à l’adolescence, à lire Garcia-Marquez, « un vrai bonheur ».

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Et maintenant ? Pas moyen de s’en empêcher : « le soir, j’allume l’ordi, je vais sur Instagram et je regarde des séries débiles sur Netflix ». Rien d’exceptionnel : d’après le baromètre CNL-Ipsos, les catégories socioprofessionnelles supérieures consacrent en moyenne 2 h 48 par jour aux écrans (hors travail et hors lecture de livres numériques). Par rapport à la moyenne des Français, qui cumulent 3 h 21 d’écran-loisir par jour, la différence n’est pas considérable, et certainement pas distinctive.

L'avion, dernier refuge pour le livre

Les Français lisent, notamment, pendant les transports, y compris leurs trajets quotidiens en bus, train, RER, métro. Las ! Comme nombre de cadres, Katell, depuis le Covid, a opté pour le télétravail. Restent les vols long-courriers, sans wifi. Dernièrement, elle est parvenue à lire L’Africain de Le Clézio (Mercure de France) et Réinventer l’amour de Mona Chollet (La Découverte) grâce à un trajet professionnel vers les États-Unis. À son retour en France, lors d’un déplacement en voiture, une crevaison en rase campagne lui a permis de dévorer L’inventaire des rêves, de Chimamanda Ngozi Adichie (Gallimard) en attendant la dépanneuse.

Mais notre femme d’affaires n’est pas du tout « certaine de reprendre le pli de la lecture, pas même quand je serai à la retraite ». Et le jeune Nathan, lui, n’a nullement l’intention de s’y mettre. « Le confinement a ancré des pratiques numériques (Netflix, réseaux…) dont on ne mesure les effets qu’aujourd’hui », estime Étienne Mercier de l’institut Ipsos. On comprend que Régine Hatchondo, présidente du Centre National du Livre, juge ces évolutions particulièrement « inquiétantes »…

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne