Menu
Libération
Témoignages

Violences sexuelles dans le porno : «On n’est pas des actrices, on est des proies»

Violences sexuellesdossier
Quinze femmes témoignent dans un livre qui paraît vendredi des viols subis lors de tournages de films pornographiques extrêmes. Parmi elles, «Emilie», l’une des 42 plaignantes de l’affaire French Bukkake, décrit des méthodes de «cartel» et raconte sa difficile reconstruction.
«Emilie», victime du site French Bukkake, mardi dans son appartement. (Cha Gonzalez/Libération)
publié le 9 avril 2025 à 20h36

Avertissement

Cet article relate la description de violences sexuelles et peut choquer.

Ce soir-là, Emilie (1) revient de la laverie. La jeune femme de 32 ans aime les logis bien tenus et les environnements propres. Elle s’installe dans le canapé, sa petite chienne à ses côtés, se sert un verre de Coca, prend une inspiration, puis une cigarette, la tête droite, comme pour se donner du courage. Avec la sortie de Sous nos regards (2), ouvrage collectif où quinze femmes témoignent des violences sexuelles subies sur des tournages de films pornographiques, les interviews, elle se sent «moralement fatiguée», redoute de raconter cette histoire une fois encore, même si «ça n’a rien à voir avec vous», dit-elle, prévenante. Emilie est l’une des 42 plaignantes de l’affaire French Bukkake, l’histoire qu’elle raconte est celle de longues heures de viols filmés. Mais à mesure qu’elle parle, de son débit rapide et clair, défile une vie entière de violences.

Elle a fait de ce joli deux-pièces francilien un refuge, plantes partout, décoration soignée, bougies. Elle y est arrivée il y a seulement un mois, après avoir fui des violences conjugales. Les violences sexuelles ont commencé, elles, très tôt, à l’âge de 8 ans : un jour, sa maîtresse de CE2 détecte dans ses propos la possibilité d’un inceste paternel. S’ensuit un procès, une condamnation, et, lorsqu’elle a 11 ans, le suicide du père. C’est au même âge que débute sa vie sexuelle, avec un jeune homme de 19 ans, ce que la loi ne condamnait pas encore : un rapport «voulu, je dirais». Une litanie de violences sexistes et sexuelles émaille ensuite sa vie, jusqu’au SMS d’un policier auprès de qui elle dépose plainte pour un vol de téléphone et qui lui écrit ensuite pour lui dire qu’il l’avait trouvée mignonne et aimerait bien la revoir.

Très peu d’hommes n’ont pas été violents avec elle. De son regard triste et perçant, elle tente de se l’expliquer, en revient à ce sentiment persistant de culpabilité. «Peut-être que dans mon enfance, j’ai subi des drames qui m’ont conduit à ce jour-là parce que des hommes, des prédateurs, ont vu sur mon visage que j’étais déjà une victime et qu’ils pourraient faire de moi ce qu’ils voulaient.»

«C’est un réseau»

Emilie date le «début du renouveau» à l’année 2020, lorsque son téléphone sonne, numéro inconnu ; elle croit à une intimidation de ses agresseurs, mais c’est un gendarme, qui a retrouvé son identité lors d’une perquisition dans ce qui deviendra l’affaire French Bukkake. «Enfin, quelqu’un était apte à me croire quand je disais que ce que j’ai subi étaient des viols.» Jusqu’ici, elle s’était sentie «trop honteuse» pour déposer plainte. Auprès de cet agent, elle retrace tout un système de prédation. «On était un gibier et ils ont attendu leur moment pour pouvoir nous chasser.» Le «moment» était, dans son cas, ce déménagement en Occitanie auprès d’une cousine qui s’est évaporée après quelques mois, lui laissant seule la charge du loyer. Emilie a alors 26 ans.

Précaire, elle est depuis des semaines en contact sur les réseaux sociaux avec Julien D., avançant masqué sous le pseudonyme d’Axelle Vercoutre, le rabatteur de ce qu’elle nomme «le cartel». Elle file la métaphore : «C’est du trafic. Ils nous traquent, nous embobinent, nous violent. Ils proposent aux gens du site de venir nous violer ; quand ils louent des appartements Airbnb, ils proposent aux propriétaires de nous violer. C’est comme les gens qui vendent de la drogue, des armes. C’est un réseau.»

Sous couvert d’amitié, «Axelle Vercoutre» propose une solution à ses galères financières : le tournage de vidéos porno, diffusées uniquement au Canada. Emilie pose ses conditions, refuse certaines pratiques. Rien ne sera respecté. Du 7 au 10 octobre 2018, Pascal O., Mathieu L., Célian V. la traînent d’un Airbnb à Paris à une maison lugubre à la campagne, jusqu’au bois de Boulogne, lui imposent durant des heures et en réunion des actes sexuels extrêmes, non protégés. Giflée, étranglée, la jeune femme est sodomisée de force.

«Regards pervers»

Elle y retournera une seconde fois, le 31 octobre 2018. «J’en ai honte, mais je n’arrivais pas à payer le loyer, les courses.» Sept ans plus tard, Emilie se noie toujours dans la culpabilité. «J’ai du mal à accepter de m’être fait piéger. C’est comme si j’étais bête, pourtant, je n’ai pas la sensation de l’être.» Dépourvue d’estime d’elle-même, elle se raccroche désormais à ces mots, «survivante», «combattante», disséminés au cours de son combat judiciaire, boit les encouragements de son avocate, le réconfort des autres parties civiles, ses «sœurs de plainte». Elle a développé son propre discours et s’y raccroche. «On n’est pas des actrices, on est des proies, des victimes. Je ne me suis pas levée un jour en me disant : Tiens, je vais faire du porno.” On le fait parce qu’on n’a pas le choix ou parce qu’on nous oblige, à travers différents stratagèmes.»

Peu après le deuxième «tournage» (les victimes réfutent ce terme, les mis en cause le revendiquent), un homme la contacte sur un site de rencontre avec le pseudonyme utilisé par ses bourreaux. Elle comprend que les images ont largement dépassé les frontières du Canada. Ces violences la poursuivent partout, au travail où elle fait l’objet de bruits de couloir ; en boîte de nuit où un homme lui demande s’il peut prendre une photo avec elle, «comme si j’étais une star du porno» ; dans le métro où elle sent «des regards insistants, pervers». Depuis, elle ne prend plus les transports en commun, et s’est acheté une voiture, son premier bien, elle en est fière.

Au quotidien, elle se décrit comme «sociable», parle de ses animaux comme de ses enfants – «que des filles», tient-elle à préciser. Elle adore recevoir ses amis, «prendre soin d’eux». Elle ne sait pas pourquoi elle a tout cet amour à donner, qu’elle ne parvient pas à s’octroyer. «Se faire du bien à travers des thérapies, de la relaxation, ce n’est pas inné. On a tendance à penser qu’on ne le mérite pas.» Elle rêve de s’échapper en voyage «chaque mois», trouver refuge dans une maison en bord de mer «avec la forêt juste derrière». Un endroit «reposant, où elle se sentirait bien, toute petite dans ce monde». Son «désir de stabilité», d’une «vie de famille normale» avec «six enfants», tout ce dont elle a été privée, analyse-t-elle, se percute avec ses traumatismes. «Avec le procès en approche, je me dis : “Est-ce que ça vaut le coup de faire des enfants pour les laisser dans ce monde de monstres, et que potentiellement, ils tombent sur mes monstres à moi ?”»

«J’essaye de survivre»

Emilie a beau espérer que témoigner aidera «la société à se positionner avec nous, et pas contre nous», elle redoute la perspective du tribunal. «Même si on est très bien entourées, on a des détracteurs. On est déjà jugées. Au moment du procès, ça va être dix fois pire.» En attendant, elle fait ce qu’elle peut pour avancer, ne pas y penser. «J’essaye de survivre dans mon quotidien.» Avec ses sœurs de plainte, elles se voient parfois, certaines ont tissé des liens, et Emilie a même hébergé l’une d’entre elles quelques jours avant la sortie du livre. «Ça fait du bien, concède-t-elle, mais ça nous rappelle à quel point on est affaiblies, abattues. On a beau avoir le sourire, on sait que la moindre chose peut nous déclencher.»

Ce jour-là, il faudra raconter au tribunal l’horreur de ces jours de 2018, «parler des choses qui font mal, revivre les scènes de torture». La vie d’après, forcément, se fait pas à pas, avec ses avancées, ses reculs, ses séances de thérapie pas toujours honorées, «ça prend du temps avant d’avoir le courage d’aller se reconstruire». En attendant, elle essaie de «ne pas y penser» et puis, le jour venu du procès, elle le sait : «J’irai avec mes petites pattes.»

(1) Le prénom a été modifié.

(2) Sous nos regards. Récits de la violence pornographique, collectif, éditions du Seuil, 304 pp., 22 euros.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique