J’ai passé l’essentiel du mois de février à New Delhi, à travailler dans les archives et à rencontrer de vieux – et de nouveaux – amis. Naturellement, nous avons beaucoup parlé des élections législatives [d’avril-mai 2014]. Un certain nombre d’écrivains et de militants – que j’admire parfois – redoutent qu’une victoire de la coalition menée par [le nationaliste hindou] Narendra Modi ne débouche sur une période de pouvoir autoritaire, et même fasciste, en Inde. Ils parlent d’un retour à l’état d’urgence d’Indira Gandhi [qui avait suspendu la démocratie pendant deux ans en 1975-1976] et évoquent la censure de la presse, l’emprisonnement des opposants et le climat de peur alors omniprésent. Certains s’inquiètent de possibles persécutions et de manœuvres de harcèlement à l’encontre des minorités, d’autres redoutent une politique étrangère aventureuse susceptible d’accroître les tensions avec la Chine et le Pakistan. Ces craintes ne sont pas totalement infondées. Au cours de sa campagne, Narendra Modi a en effet multiplié les remarques acerbes et personnelles contre ses adversaires politiques. Il est également peu enclin à accepter les divergences d’opinion, comme en témoignent les tentatives d’intimidation contre les écrivains et les artistes du Gujarat, l’Etat qu’il dirige depuis 2001. Ses plus fervents détracteurs parlent de lui comme d’un Hitler ou d’un Mussolini indiens. Le ministre en chef de l’Etat du Gujarat ressemble pourtant davantage – du moins par son style personnel – à feu Hugo Chávez. Certes, leurs modèles économiques et leurs idéologies politiques diffèrent, mais Narendra Modi nous rappelle Chávez parce qu’il se présente comme un outsider s’attaquant à l’establishment, qu’il confond l’Etat avec sa propre personne et qu’il n’hésite pas à diaboliser ses adversaires. Le célèbre historien, spécialiste de l’Amérique latine, Enrique Krauze raconte qu’au cours de ses nombreuses visites à Caracas “rien ne [l’]attristait plus que de voir la haine que déversait Chávez sur ses opposants politiques. Cette haine était omniprésente : sur ses bannières et ses affiches, dans ses discours fleuves et dans les déclarations amères des porte-parole à la télévision. Son régime se servait des médias sociaux pour diffuser des théories du complot et des idées reçues.” Quiconque a pu se rendre dans le Gujarat gouverné par Narendra Modi, a étudié ses discours ou observé sa propagande dans les médias sociaux depuis sa candidature au poste de Premier ministre ne manquera pas de faire le rapprochement. Mégalomanie. Les réussites et les échecs du “modèle de développement du Gujarat” font l’objet d’un vif débat. Je ne suis pas économiste, mais en tant que biographe je suis frappé de voir à quel point le ministre en chef du Gujarat s’attribue le mérite de toutes les réussites de son Etat. Ses discours sont remarquables par le nombre d’occurrences du pronom “je” – ou ses variantes : “moi-même”, “personnellement”, etc. – qu’ils comportent. Aucun de ses ministres, et a fortiori aucun autre représentant officiel, n’est jamais nommé ou félicité dans ses déclarations. En tant que chef de parti [le Bharatiya Janata Party, BJP, formation nationaliste hindoue issue d’une milice, le Rashtriya Swayamsevak Sangh, RSS] et de gouvernement, Modi a un penchant pour la centralisation et la mégalomanie, des caractéristiques plutôt malvenues chez un possible Premier ministre d’une nation aussi grande que variée. Vient ensuite la question de son idéologie, assez peu conforme à la Constitution indienne. Modi est en effet membre de longue date du mouvement RSS, qui n’a toujours pas abandonné l’idée de remplacer l’Etat laïc par un Etat théocratique hindou. L’expression “nationaliste hindou” est apparue dans les années 1990 pour décrire l’idéologie du BJP et du RSS. Du point de vue de la Constitution indienne, la formule est pourtant un oxymore. Le Pakistan est théoriquement et concrètement un Etat islamique. Le Royaume-Uni est officiellement un pays chrétien. Mais la République indienne n’est pas une nation hindoue. Ses fondateurs ont eu la sagesse – et le courage – de ne pas mélanger l’Etat avec la religion. Je suis moi-même hindou et patriote. Ce qui veut dire que ma vie privée porte les marques de mon éducation dans une famille, certes progressiste et hétérodoxe, mais incontestablement hindoue. Et j’aime mon pays. Sur le plan politique toutefois, je m’inscris dans la lignée du mahatma Gandhi et de Nehru [indépendantiste puis premier Premier ministre de l’Inde indépendante] et j’affirme que l’Inde n’est pas et ne sera jamais un Pakistan hindou. On peut être hindou et nationaliste, mais se présenter comme un “nationaliste hindou” est contraire à l’esprit de la Constitution indienne. Si vous êtes persuadé que les hindous méritent une place privilégiée et sont plus légitimes que d’autres à vivre dans ce pays, alors je vous qualifierais plutôt de “chauviniste hindou”. Ce chauvinisme fait intrinsèquement partie de l’idéologie et de la formation politique de Modi. S’en est-il écarté, ainsi que l’affirment certains de ses partisans ? Est-il un chauviniste hindou repenti ? Impossible d’en être sûr. Son attitude était particulièrement éloquente lorsqu’il a refusé, lors d’un meeting, de porter un couvre-chef musulman : il était visiblement révolté à l’idée d’arborer le symbole d’une religion qu’il considère depuis toujours comme étrangère. Notez également que, dans son entretien avec l’agence Reuters, Modi se présente comme un “nationaliste hindou”, ce qui laisse supposer qu’il souscrit toujours au projet d’Hindu Rashtra [“Etat hindou”] défendu par le RSS. Les libéraux et les démocrates ont raison de s’inquiéter de la personnalité et de l’idéologie de Narendra Modi. Ces craintes poussent toutefois certains à considérer le parti du Congrès [au pouvoir depuis 2004] ou le Troisième Front [coalition de petits partis et de partis régionaux] comme l’ultime rempart contre le fascisme. Pour vaincre le BJP, ils sont prêts à oublier le népotisme, la culture dynastique du parti du Congrès et le fait que de nombreux responsables régionaux se comportent largement comme des autocrates. Par ailleurs, ceux qui pensent que l’accession de Modi au poste de Premier ministre pourrait ouvrir une période de pouvoir “fasciste” et d’état d’urgence en Inde sous-estiment la force de nos institutions démocratiques et la solidité de notre système fédéral. Lorsque Indira Gandhi a décrété l’état d’urgence, en 1975, le Congrès était au pouvoir dans tous les Etats sauf un. Aujourd’hui, si le BJP de Narendra Modi remporte les élections législatives, le parti aux commandes du pouvoir central ne sera pas à la tête de tous les Etats. Et même si certains médias s’alignent derrière Narendra Modi, d’autres garderont leur indépendance. En outre, les réseaux sociaux resteront impossibles à contrôler ou à censurer. Electorat. La candidature de Modi s’appuie sur deux catégories d’électeurs : un solide noyau d’hindutvawadis [partisans de l’idéologie extrémiste hindoue] et un groupe plus hétérogène de citoyens désenchantés – à juste titre – par la profonde corruption du Congrès. Ces derniers sont généralement trop jeunes pour se souvenir des émeutes des années 1980 et 1990 et de la campagne pour la construction d’un temple à Ayodhya [après la démolition, illégale, d’une mosquée]. Ils pensent – ou espèrent – qu’une fois au pouvoir à New Delhi Narendra Modi saura calmer ses ardeurs et afficher ses ambitions en termes de développement économique. Si Narendra Modi devient Premier ministre, quelles politiques défendra-t-il ? Si le RSS demande – ce qu’il ne manquera pas de faire – à choisir les ministres de la Culture et de l’Education (et quelques autres), Modi cédera-t-il à leur volonté de promouvoir la propagande chauviniste ? Si les gros bras du Bajrang Dal [une des branches jeunesse du RSS, composée de jeunes miliciens] et du Shiv Sena [parti régionaliste xénophobe implanté à Bombay] s’en prennent à des écrivains et à des artistes jugés trop indépendants, prendra-t-il des mesures contre eux ? Lorsque les médias critiqueront les décisions de son gouvernement, Modi cherchera-t-il à les museler ? Acceptera-t-il l’indépendance et l’autonomie des institutions publiques et du service public, ou devront-ils tous s’aligner derrière le parti ? Toutes ces questions sont légitimes. Elles le sont en raison du passé de Modi à la tête du Gujarat [on l’accuse d’avoir laissé faire, voire d’avoir commandité, des pogroms antimusulmans en 2002], mais aussi à cause du souvenir qu’a laissé le BJP, sous la coupe du RSS, la dernière fois qu’il était au pouvoir (1998-2004). Il est toutefois prématuré et alarmiste de s’inquiéter d’un retour à l’état d’urgence ou d’un pouvoir “fasciste”. Il se pourrait que fin mai 2014 [les résultats seront connus après le 16 mai] l’Inde soit dirigée par un Premier ministre arrogant et sectaire à la place de l’incompétent [Manmohan Singh] qui nous en tient lieu aujourd’hui, mais la démocratie indienne – et l’Inde elle-même – y survivra.
INDE. Narendra Modi est-il fasciste ?
L’arrivée au pouvoir probable de cet ultranationaliste hindou est inquiétante, mais la démocratie indienne survivra, d’après un grand historien du pays.
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