"C'est la fin du laisser-faire". Avec son décret relatif aux investissements étrangers, Arnaud Montebourg affirme avoir trouvé la parade au rachat indésiré d'entreprises françaises. "Nous pouvons désormais bloquer des cessions, exiger des contreparties. C'est un réarmement fondamental de la puissance publique", explique au Monde le ministre de l'Economie. Car si le dispositif est mis en place dans le cadre de la bataille pour le rachat d'Alstom, convoité par l'américain General Electric, il a aussi une ambition plus vaste. Que change-t-il exactement? Peut-il être efficace? Analyse.

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Un nouveau droit de veto?

Les investissements étrangers en France sont déjà soumis à un certain nombre de règles, énoncées dans le code monétaire et financier. A 11 domaines dans lesquels les investissements étrangers sont soumis à autorisation préalable du ministère des Finances depuis 2005, le nouveau décret en ajoute 5: l'approvisionnement en électricité, gaz, hydrocarbures ou autre source énergétique, l'approvisionnement en eau, l'exploitation des réseaux et des services de transport, l'exploitation des réseaux et des services de communications électroniques, et la protection de la santé publique.

Bercy assure s'être rendu compte qu'il était très difficile de s'opposer au rachat d'Alstom "en l'état actuel de la réglementation". Alstom est concerné par au moins un des points de cette mise à jour: l'approvisionnement en électricité avec son activité de Grid. "Evidemment, Alstom entre dans le champ de ce décret comme d'autres entreprises stratégiques", commente Arnaud Montebourg pour Le Monde.

Cet élargissement laisse pourtant sceptique Frédéric Saffroy, avocat d'affaires au cabinet Alerion. "A part pour l'eau, qui était peut-être un secteur démuni, l'Etat avait déjà les moyens de s'opposer à n'importe quel investissement étranger. L'article R153-2 du code monétaire prévoit que l'autorisation est nécessaire pour toute entreprise en contrat avec la défense nationale. C'est bien évidemment le cas d'Alstom. Et il y a d'autres angles d'attaque". En bref, le droit de veto existait déjà.

Quel recours pour l'entreprise?

Au cas où la France refuse son autorisation, l'entreprise étrangère peut toujours faire appel de cette décision administrative. Sans grand espoir: "Si la motivation du refus est liée à la défense nationale, la juridiction administrative d'appel (tribunal administratif ou Conseil d'Etat) ne contrôlera pas son opportunité. Elle se contentera d'un respect des formes", nous précise Frédéric Saffroy.

Mais en cas de blocage de l'administration, les entreprises ne vont pas jusqu'au recours. Elles préfèrent tout simplement retirer leur demande d'autorisation. "La plupart des entreprises étrangères comprennent très bien, car leurs pays fonctionnent de la même façon quand il s'agit d'intérêt stratégiques", explique Frédéric Saffroy. Les Etats-Unis, notamment, disposent du Committee on Foreign Investment in the United States (CFIUS), qui examine les dossiers d'investissement à l'aune de leurs implications éventuelles pour la sécurité nationale.

Par contre, une autre motivation de refus que la défense nationale serait plus fragile en appel. "L'extension du décret à des domaines sensibles comme l'énergie ou l'eau s'apparente à du protectionnisme pur et simple, contraire aux règles de l'Union Européenne, de l'OMC et des traités de libre-échange", prévient Frédéric Saffroy. Des règles dont les juridictions administratives françaises doivent aussi tenir compte.

Un gros bâton difficile à utiliser

Plutôt qu'un véritable droit de veto, ce décret s'apparente donc à un outil de négociation. Il permet concrètement à l'Etat de s'imposer comme interlocuteur dans la vie d'entreprises dont il n'est pas actionnaire. Sa grande nouveauté est d'ailleurs de "subordonner l'octroi de l'autorisation" à la cession de certaines activités de l'entreprise française "à une entreprise indépendante de l'investisseur étranger". Arnaud Montebourg n'en fait pas mystère dans son interview au Monde: "Le pouvoir d'autorisation qu'il nous confère nous protège contre des formes indésirables de dépeçage et des risques de disparition". Il s'agit de peser sur la recomposition industrielle, pas forcément de faire fuir les investisseurs en leur tapant sur les doigts.

D'ailleurs, pour Etienne Rocher, spécialiste des fusions-acquisitions au cabinet d'avocats Granrut, le décret "ne sera jamais utilisé", à cause des "mesures de rétorsion" dont pourraient être victimes les entreprises françaises à l'étranger. Il dénonce un "décret Alstom", qui fleure bon le "populisme". Frédéric Saffroy s'inquiète également que les nouveaux secteurs industriels concernés soient "les secteurs phares de l'exportation française". Si on leur refuse des investissements étrangers, qu'en ira-t-il de leurs partenariats ou joint-ventures avec des entreprises étrangères?

Se protéger, même de l'Europe

Ce "réarmement", même simplement dissuasif, n'est pas du goût de la Commission européenne, qui s'inquiète déjà: "L'objectif de protéger les intérêts essentiels stratégiques dans chaque Etat membre est essentiel dès qu'il s'agit de sécurité ou d'ordre public. C'est clairement prévu dans le traité [de Rome, NDLR]. Mais nous devons vérifier s'il est appliqué de manière proportionnée, sinon cela reviendrait à du protectionnisme" a prévenu le commissaire chargé du Marché intérieur, Michel Barnier.

Etienne Rocher confie "ses très gros doutes" sur la compatibilité du décret avec le Traité de Rome, qui prévoit la libre circulation des capitaux. Les institutions européennes prévoient déjà en effet de protéger toutes les activités liées à la souveraineté nationale: sécurité, défense, ordre public. Or avec le décret Montebourg, "le sanctuaire ne fait que s'agrandir, d'une manière incohérente" commente Frédéric Saffroy.

Comble de l'affront pour l'Europe, le décret s'applique aussi bien aux entreprises européennes qu'aux entreprises étrangères. Un choix pourtant hautement revendiqué. Bercy se félicite ainsi que, dans le dossier Alstom, le décret permette "un dialogue et une négociation plus sereine avec les compétiteurs, que ce soit GE ou Siemens puisqu'il s'applique à tous les investisseurs étrangers quelle que soit leur nationalité". Mais la Commission européenne jugera très certainement cette nouvelle embûche destinée à une entreprise allemande "disproportionnée". A dix jours des élections européennes, le gouvernement cherche-t-il le clash?

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