Dans une salle de conférences d’un grand hôtel de Pomona, en Californie, deux femmes examinent d’un air sceptique leur déjeuner, fourni par McDonald’s. Pour l’une, une salade composée de laitue, de bacon, de poulet, de fromage, accompagnée d’une sauce ranch ; pour l’autre, deux cookies aux pépites de chocolat et un yaourt à la gelée de fruits.

Quand je leur demande si cela leur plaît, elles font la grimace et me répondent qu’elles ne vont “jamais” chez McDo. Pourquoi, alors, déroger à cette règle ? En fait, elles n’ont pas vraiment le choix. Ces diététiciennes participent à la conférence annuelle de la California Dietetic Association [CDA, association des diététiciens de Californie]. Elles espèrent obtenir des crédits de formation continue afin de conserver leur certification. Et McDonald’s, principal sponsor de la conférence, est également l’unique restaurateur présent. “Il est bon de savoir que certains de leurs plats sont plus sains qu’avant, j’imagine”, concède la femme qui a choisi la salade.

En me promenant dans la salle, je constate que McDo n’est pas la seule entreprise à proposer des produits gratuits. Hershey’s distribue sur son stand des briquettes de lait aromatisé au chocolat ou à la fraise. Butter Buds offre des sachets de granulés de substitut du beurre. Le California Beef Council [conseil californien de la viande de bœuf] me donne une brochure qui explique comment perdre du poids en mangeant du steak. Amy’s Natural propose des brownies prêts à cuire au micro-ondes.

Walmart chante les louanges de… Walmart

Et ce n’est pas tout. Les séminaires sont eux aussi sponsorisés par des industriels de l’agroalimentaire. Dans une présentation, le Conseil du blé explique que l’intolérance au gluten n’est qu’une mode et non un véritable problème médical. Dans un débat parrainé par l’International Food Information Council [Conseil international d’information sur l’alimentation], qui compte parmi ses sponsors Coca-Cola, Hershey’s, Yum!, Kraft et McDonald’s, les intervenants assurent que les aliments génétiquement modifiés sont sans danger pour la santé et l’environnement. Au cours de la conférence intitulée “Proposer des aliments bon marché et plus sains”, les porte-parole de Walmart chantent les louanges de… Walmart.

L’après-midi, j’assiste au séminaire “Edulcorants à l’école : un sujet controversé. Faire prévaloir la science”. Sponsorisé par la Corn Refiners Association (CRA), dont les membres produisent et vendent du sirop de maïs à haute teneur en fructose (ou isoglucose), ce débat réunit trois représentants de cette association. Ils regrettent que certaines écoles aient retiré le lait chocolaté des menus à la cantine, et une intervenante déplore que des écoles aient interdit les en-cas sucrés lors des fêtes de la Saint-Valentin organisées dans les classes, alors que cela fournit pourtant une “bonne occasion d’apprendre la modération aux enfants”. L’animateur acquiesce avant d’ajouter : “Tous les sucres contiennent la même quantité de calories. On ne peut donc pas prétendre qu’un seul ingrédient est à l’origine de la crise de l’obésité.” Cette opinion est présentée comme un fait, alors que des preuves scientifiques démontrent que l’isoglucose provoque une prise de poids plus importante que les autres sucres.

“Nos diététiciens savent raisonner”

Plus tard, je demande à Pat Smith, porte-parole du symposium, si elle juge équitable d’organiser des débats sans contradicteurs. D’après elle, les sponsors n’influencent aucunement le contenu du programme. “Nous préférons penser que nos diététiciens savent raisonner, explique-t-elle. Ils doivent tirer leurs propres conclusions de ce qu’ils ont entendu ici, puis les appliquer à leur clientèle.”

Je lui fais remarquer qu’il est tout de même difficile de prendre une décision éclairée lorsqu’un seul point de vue est présenté. Elle ignorait, dit-elle, que le panel serait exclusivement composé de membres de la CRA. Elle me confirme par ailleurs que la CRA a payé pour l’organisation de ce débat, sans toutefois me dire combien. (Elle avait précédemment refusé de m’accréditer pour cette conférence, sous prétexte que la CDA disposait d’une équipe de journalistes chargée de couvrir l’événement.)

L’organisation à laquelle est affiliée la CDA, l’Academy of Nutrition and Dietetics [académie de nutrition et de diététique, AND], compte 75 000 membres. C’est la plus importante association professionnelle du secteur dans le monde. Elle certifie des programmes d’études supérieures de premier et deuxième cycle dans le domaine des sciences nutritionnelles et accorde un diplôme de diététicien aux candidats qui réussissent son examen. A Washington, sa branche chargée du lobbying est très active sur les questions liées à l’obésité des enfants, l’assurance maladie Medicare [destinée aux plus de 65 ans] et la politique agricole.

L’AND entretient par ailleurs des liens étroits avec l’industrie agroalimentaire. Michele Simon, avocate spécialiste de la santé publique qui tient un blog sur les politiques alimentaires, a mené une enquête en 2013 sur les pratiques de l’AND en matière de sponsorisation. Elle a découvert que le soutien financier des entreprises avait fortement augmenté ces dix dernières années. En 2001, l’AND ne comptait que 10 sponsors. En 2011, elle en avait 38, dont Coca-Cola, PepsiCo, Nestlé, Mars et la National Cattlemen’s Beef Association [association nationale des éleveurs bovins]. Les contributions de ces entreprises sont la principale source de revenus de l’organisation.

Des stands chers payés

Michele Simon a également appris qu’en 2012 Nestlé avait payé 47 200 dollars [34 500 euros] pour avoir un stand de 200 mètres carrés dans le hall d’exposition de la conférence de l’AND, tandis que PepsiCo avait déboursé 38 000 dollars [27 800 euros] pour une surface de 150 mètres carrés. Dans ses exposés de position, l’organisation précise que les sponsors n’influencent pas ses prises de position sur les sujets controversés. Néanmoins, l’AND prend souvent le parti de l’industrie agroalimentaire. Par exemple, lorsque la ville de New York a envisagé d’interdire la vente de sodas de plus de 47 centilitres, l’Académie de nutrition s’y est opposée.

La plupart des diététiciens avec qui j’ai discuté lors du symposium m’ont avoué qu’ils n’avaient pas réalisé que les débats étaient sponsorisés par des entreprises. “J’espère qu’on nous présente vraiment des faits scientifiques”, commente un étudiant en master.

A la fin de la journée, une diététicienne à la retraite m’a raconté qu’elle assistait à cette conférence annuelle depuis trente ans et qu’elle désapprouvait la présence des professionnels de la malbouffe. “La CDA a sans doute besoin de leur argent, mais c’est pathétique”, a-t-elle poursuivi en levant les yeux au ciel. Elle trouvait particulièrement lamentable d’avoir confié la restauration à McDonald’s. “On attend d’un diététicien qu’il ait des principes, mais ici, j’ai l’impression que nous sommes passés à l’ennemi.”