Le cinéma français doit se réveiller !

Pourquoi le cinéma français, pourtant l'un des meilleurs au monde, produit-il tant de films d'une banalité confondante, de polars à la traîne et de comédies poussives ? Et si on redonnait le pouvoir à ceux dont c'est le métier ?

Par Pierre Murat

Publié le 17 mai 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h13

Appel à contributions
Le cinéma français manque-t-il d’audace ? La mode est-elle de « ne faire naître que des oeuvrettes qui plairaient à tout le monde » ? Les producteurs et autres distributeurs doivent-ils réapprendre le goût du risque ? Doivent-ils produire moins, sinon mieux ? Passe-t-on à côté de jeunes talents par manque de cran ?
Bref, est-il grand temps de réveiller le cinéma français ? Lisez cet article et réagissez, votre avis nous intéresse : exprimez-vous, soit en commentaire ci-dessous, soit par mail (web@telerama.fr). Nous lirons attentivement vos réponses et vos impressions sur la production cinématographique actuelle.

Tout le monde l'aime, le cinéma français. Et il le mérite. C'est l'un des meilleurs au monde : le seul à avoir réussi à prospérer en Europe, le seul à aider de grands auteurs étrangers. Nos salles sont belles, et les cinéphiles encore nombreux. De temps à autre, de formidables surprises surgissent : La Vie d'Adèle et L'Inconnu du lac, l'an dernier. Dans la cour, de Pierre Salvadori, et Eastern Boys, de Robin Campillo, tout récemment.

De temps à autre, oui, mais de moins en moins souvent. Chaque semaine sortent des nullités terrifiantes dont on se demande qui a pu les financer, qui a pu y croire rien qu'un instant. Ce n'est pas le nombre de films produits qui plombe le cinéma français, ni même le salaire, souvent exorbitant, de certaines stars vieillissantes, mais sa banalité. Son manque de feu… Polars à la traîne et comédies poussives, à peine écrites, à peine réalisées par des béni-oui-oui pour des producteurs en pleine panique, courant obstinément après le grand public, au risque, comme le disait jadis Max Ophüls, de « ne plus voir que son cul »…

Qualité France

On en est là. Pas très loin de la « qualité France » des années 50, ce cinéma tout à fait impuissant et asphyxié que fustigeait François Truffaut dans un article resté célèbre (1)… Vieux, vieux, qu'est-ce que ce cinéma fait vieux ! Quand on voit Avant l'hiver, de Philippe Claudel (qui n'est pas le pire des réalisateurs actuels !), on se dit qu'Henri Decoin aurait pu tourner, en mieux, le même film, il y a cinquante ans, avec Jean Gabin et Danielle Darrieux à la place de Daniel Auteuil et Kristin Scott Thomas. Et Georges Lautner aurait aussi bien réussi 96 Heures que Frédéric Schoendoerffer : on aurait eu droit à des dialogues de Michel Audiard – ce qui n'aurait pas nui…

Alors que des jeunes talents, il en existe. Plein. Le jury d'un concours de scénarios (2) a primé, il y a trois ans déjà, Le Secret des banquises, de Marie Madinier, une comédie originale, complètement loufoque, très Chérie, je me sens rajeunir, de Howard Hawks. Un producteur courageux rame désespérément pour le faire aboutir, mais comment se fait-il qu'un scénario aussi délicieux n'ait pas été soutenu par des chaînes de télé, des Sofica [Sociétés de financement de l'industrie cinématographique et de l'audiovisuel], les Régions ?… Trop risqué ? O.K. !

Voici un projet de polar qui connaît les mêmes difficultés. Appel d'air, d'Hadrien Bichet. Classique. Joliment écrit. Pas très difficile à caster. Du cousu main. Mais l'un des héros est un Noir. Un comité d'écriture demande à l'auteur d'expliquer pourquoi le Black a immigré. D'aller tourner ces scènes explicatives – bien inutiles à l'intrigue – dans le pays d'origine du personnage. De faire du Ken Loach, en quelque sorte. Une célèbre comédienne, membre d'une commission de financement, lui dit même : « Votre Black manque d'exotisme. » L'opinion de cette sotte l'emporte. Le projet capote…

Système grippé

Justement, ne pourrait-on pas les écarter, ces sots, de ces innombrables comités Théodule où ils règnent en maîtres pour mieux ratiboiser l'intelligence, ôter à chaque projet les aspérités qui en font le prix, réduire le cinéma, en fait, à des œuvres aussi molles que les montres de Dalí ?… C'est tout le système qui paraît grippé : l'Avance sur recettes, censée aider les cinéastes à préfinancer leurs films, semble ne prêter qu'à des potes ; les chaînes télé, muselées par la crise, musellent les talents. Et si l'un des responsables de Canal+ fait la grimace, fini le projet, mort et enterré, le cinéaste !

Alors, producteurs, distributeurs, décideurs, financiers de tout poil : réveillez-vous ! Gagnez beaucoup de fric, perdez-en un peu, mais prenez des risques : c'est votre métier, après tout, c'est dans votre ADN ! L'argent manque ? Eh bien, produisez moins, mais produisez mieux ! De l'audace, de l'audace et encore de l'audace ! Redevenez, tous, les découvreurs, les pisteurs que vous devez être. Il est tout de même aberrant que dans la France d'aujourd'hui, n'importe qui – romancier, chanteur, animateur – puisse réaliser un film. N'importe qui, sauf certains cinéastes doués. Redonnez le pouvoir à ceux dont c'est le métier. Misez sur le regard qu'ils posent sur le monde. A la longue, le talent paie plus que la facilité.

Soupe au navets

Certains me diront : « Prendre des risques ? Et pour quoi faire ? » C'est vrai, avec un scénario qui tient sur un timbre et une mise en scène invisible, Supercondriaque, de Dany Boon, a attiré plus de cinq millions de spectateurs. Pareil pour le très démago Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ?, de Philippe de Chauveron, près de cinq millions en trois semaines… Mais tant mieux ! Oui, tant mieux si Dany Boon, en jouant les Bourvil sans tendresse, enthousiasme les foules. Idem pour Christian Clavier, héros de Qu'est-ce qu'on a fait au bon Dieu ?, qu'on croyait définitivement out à force de bides… Les navets ont toujours existé. Dans les années 30, tandis que Drôle de drame, de Marcel Carné, se faisait insulter par ses rares spectateurs, c'est Bouboule Ier, roi nègre, de Léon Mathot, qui remplissait les salles. Et, quinze plus tard, Simone Signoret-Casque d'or faisait un bide colossal face à Martine Carol-Caroline chérie

Que le navet soit ! Mais, si l'on ose dire, qu'il reste à sa place. Que les décideurs cessent de nous le servir à tous les repas. Car ce légume lasse, à la longue… C'est, peut-être, la grande idée à la mode qui plane, telle une menace : ne faire naître que des œuvrettes qui plairaient à tout le monde. Créer une sorte de cinéma eugéniste : des films millionnaires en spectateurs, tous lisses, neutres et identiques.

Pas question. Inventons. Provoquons. Résistons.

 

 

 

 

(1) « Une certaine tendance du cinéma français », nº 31 des Cahiers du cinéma, 1954.
(2) Le prix Sopadin, décerné chaque automne depuis presque trente ans.

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