Le directeur photo John G. Morris est mort

Longtemps directeur de la photographie du magazine américain 'Life', il s'est éteint aujourd'hui à Paris, à l'âge de 100 ans. Il avait organisé la couverture de nombreux événements historiques, dont le débarquement en 1944. Nous republions l'entretien qu'il nous avait accordé en 2014, lors du 70e anniversaire du D-Day.

Par Yasmine Youssi

Publié le 26 mai 2014 à 12h19

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h14

Les photos sont restées au fond d’un carton pendant près de soixante-dix ans. Le temps pour John G. Morris, 97 ans aujourd’hui, de mener une brillante carrière de directeur photo au sein de Life Magazine, de l’agence Magnum, du Washington Post ou du New York Times, y travaillant avec les plus grands, d’Henri Cartier-Bresson à Eugene Smith, en passant par Robert Capa, son grand ami. Et puis un jour, vers 2010, parce qu’il manquait d’argent, il a dû vendre quelques-uns des nombreux tirages des uns et des autres, accumulés au fil du temps. Sont alors réapparues ses propres images de Normandie et de Bretagne, réalisées en juillet et août 1944. N’y cherchez pas des clichés de combats. Morris dresse plutôt le portrait d’un pays encore groggy, à peine sorti de quatre années d’occupation. Le quotidien s’y organise avec les GI, au milieu des ruines, tandis que les soldats allemands faits prisonniers quittent peu à peu les lieux. Il y a des morts, bien sûr, et des règlements de comptes violents. De l’espoir aussi dans le regard des réfugiés, dans le baiser passionné échangé par une Française et un GI afro-américain. A l’image de leur auteur, ces photos où bruisse la vie, portées par un sens acéré du récit, sont désormais regroupées au sein d’un album et exposées au Festival photo de La Gacilly. Ce qui, en ces temps de célébration du 70e anniversaire du débarquement, nous a donné envie de revenir, avec cet homme d’images, sur ce moment crucial de notre histoire.

Qu’est-ce qui vous a amené à la photographie ?
Je voulais faire du journalisme, mais l’université de Chicago — la ville où j’ai grandi — n’offrait pas ce type de cursus. Alors j’ai opté pour des études de sciences politiques non seulement parce que c’était facile, mais surtout parce que cela me laissait du temps pour m’occuper de la revue que j’avais créée sur le campus avec trois de mes camarades. Là, il a fallu trouver des images pour accompagner les articles. J’ai ainsi publié une photo de Capa et une autre de David Seymour, qu’on appelait Chim, sans savoir qu’elles venaient d’eux. Des élèves de l’université s’étaient engagés dans les Brigades internationales (1936-1938) aux côtés des républicains. Pour illustrer la publication de leurs lettres, je me suis tourné vers le consulat espagnol de Chicago, acquis aux partisans de la République. Des années plus tard, j’ai montré la revue à Chim, qui a immédiatement reconnu sa photo et celle de Capa.

Comment vous êtes-vous ensuite retrouvé directeur photo du magazine Life, à Londres, en 1943 ?
En novembre 1938, après la fac, j’ai rejoint le groupe de presse Time Inc. à New York, comme… garçon de bureau. Les équipes étaient jeunes et, très vite, j’ai pu faire autre chose que distribuer le courrier. D’ailleurs, un an après mon arrivée, je ne travaillais plus que pour Life Magazine. Il faut se souvenir de ce que représentait ce journal à l’époque. Le bouclage se faisait le samedi pour une parution dès la semaine suivante dans tout le pays. Aucun hebdomadaire n’était aussi rapide dans sa réalisation. Et, finalement, nous vendions 12 millions d’exemplaires. Life avait une conception de l’image si dynamique que les plus grands photographes voulaient y publier leurs photos, d’autant qu’ils y étaient mieux payés qu’ailleurs. En 1943, l’année la plus dure de la Seconde Guerre mondiale, j’ai appris qu’un poste de directeur photo était libre à Londres. J’ai immédiatement postulé.

Vous vouliez tenter l’aventure…
Nous savions qu’il se préparait quelque chose d’important en Europe, et je voulais en être. Mes supérieurs m’avaient d’ailleurs prévenu que ma tâche consisterait à monter une équipe pour couvrir « l’invasion ». C’est le terme que nous, Américains, employions pour parler du débarquement et de la campagne de libération de l’Europe. Et puis j’avais de la sympathie pour l’Angleterre, traversée à vélo avec un ami étudiant en 1935. Cette année-là, l’Italie avait envahi l’Ethiopie, et je me souviens d’être allé à la Chambre des communes pour écouter les débats sur l’attitude que devait adopter le pays. Finalement, bien sûr, la Grande-Bretagne n’a rien fait. N’a rien dit. Idem au moment de la guerre d’Espagne.

De quelle manière avez-vous préparé Life au débarquement ?
D’une vingtaine de salariés, l’équipe londonienne est passée à trente-cinq en quelques mois. Et j’ai fait accréditer six photographes pour le débarquement. Parmi eux, bien sûr, Robert ­Capa. Il travaillait régulièrement pour Life depuis le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942. Le forfait quotidien moyen était de 25 dollars. Lui en touchait 100.

Comment avez-vous su que le débarquement approchait ?
Les photographes et les correspondants de guerre accrédités avaient inter­diction d’en parler. Ils savaient qu’ils seraient appelés par l’armée et qu’ils n’auraient pas le droit, ce jour-là, de dire adieu à leur famille. Dix jours avant le jour J, ils ont commencé à disparaître les uns après les autres. Je partageais un appartement avec Frank Scherschel, aussi accrédité pour Life. Un jour, je me suis levé et il n’était plus là. Le mardi 6 juin au matin, le temps était particulièrement mauvais. Je me suis dit que le débarquement n’aurait pas lieu ce jour-là. Mais à 8 h 32, la BBC annonçait que les Alliés avaient accosté sur la côte septentrionale française, sans dire où exactement, de peur que les Allemands n’écoutent et n’envoient des renforts.

Pourquoi ne reste-t-il que si peu de clichés de l’événement ?
Sur les dix-huit photographes accrédités, seuls quatre devaient « débarquer » avec la première vague de soldats, dont Bob Landry pour Life. Lui couvrait Utah Beach, où les combats étaient moins féroces qu’à Omaha. Il a pris de nombreux clichés, qui ont tous atterri… au fond de la mer. Le sac qui abritait ses négatifs est tombé à l’eau. Capa était pour sa part le seul accrédité à Omaha Beach. Ce que je ne savais pas. Mardi 6 juin, toute l’équipe de Londres s’est retrouvée au bureau à attendre ses photos dans une angoisse terrible. Nous n’avons eu de ses nouvelles que le lendemain en fin de journée, par ­David Scherman — qui devait réaliser la célèbre photo de Lee Miller dans la baignoire de Hitler. Il avait récupéré les pellicules de Capa et les envoyait à Londres par messager. Il me fallait les donner au plus vite à la censure militaire pour qu’elles arrivent à New York samedi, à temps pour le bouclage. Les gars du labo les ont développées, m’ont appelé pour me dire combien les photos étaient bonnes. Les négatifs ont ensuite été mis dans le placard qui faisait office de séchoir. Pour accélérer le processus, la porte a été fermée. Faute de ventilation, l’émulsion sur les films a fondu. Nous n’avons pu sauver que onze photos.

Capa, comme tous les autres photographes accrédités, était « embeded ». Cela posait-il problème à l’époque ?
Absolument pas : il n’y avait pas d’autres moyens de couvrir le débarquement. Etre « embarqué » au sein d’une armée n’est pas un problème tant que celle-ci ne vous dit pas quoi faire. Là, en l’occurrence, elle ne donnait pratiquement aucune directive. La seule chose demandée était que les photographes n’immortalisent pas les armes secrètes et qu’il n’y ait aucun moyen d’identifier les unités combattantes apparaissant à l’image. De nous-mêmes, nous refusions de montrer le visage d’Américains morts au combat, par respect pour les familles. Nous ne voulions pas qu’elles découvrent leurs morts dans nos pages.

Que savait-on en Angleterre et aux Etats-Unis de ce qui se passait dans l’Europe occupée ?
Pas grand-chose. Les seules images dont nous disposions venaient de la propagande nazie. Life avait aussi un correspondant en Suède, pays neutre, qui nous faisait passer des photos par le biais de l’ambassade des Etats-Unis à Londres. Grâce à lui, nous avons pu avoir une idée de Berlin détruit par les bombardements alliés. Je garde encore en mémoire des clichés figurant un gymnase rempli de cadavres. Quand j’ai voulu les envoyer à New York, la censure anglaise me les a confisqués. « Ces photos sont très intéressantes, m’a dit l’officier, et vous pourrez en disposer une fois la guerre terminée. »

Vous êtes arrivé en Normandie vers le 20 juillet 1944. Quelle a été votre première impression de la France ?
Il y avait des réfugiés partout. Le manque de nourriture tout comme la faim étaient patents. Je me souviens encore d’un homme à qui j’avais donné un morceau de sucre. Il l’a porté à sa bouche, passant à peine la langue dessus avant de le ranger, comme s’il s’agissait d’un bien trop précieux pour être consommé. On voyait combien la vie sous l’Occupation avait été difficile. Combien, aussi, la propagande nazie et collaborationniste avait été forte. Il restait encore beaucoup ­d’affiches et de prospectus. Malgré cela, malgré nos bombardements, les Français nous accueillaient à bras ouverts. Cela m’a soulagé. Les GI afro-américains étaient même bien mieux traités en Angleterre et en France qu’aux Etats-Unis.

A qui étaient destinées les photos que vous avez prises ?
Pour aller en Normandie, je m’étais moi-même fait accréditer comme coordinateur des photographes du front ouest. Je me disais que, si j’obtenais un scoop, mes images pourraient toujours servir. Ce qui n’a pas été le cas. Aucune ne pouvait rivaliser avec celles des professionnels couvrant les combats. Mes photos déroulent cependant une histoire peu racontée. Celle de l’arrière du front, d’un pays tout juste libéré, encore dans un entre-deux, faisant face à l’arrivée d’une nouvelle armée, fût-elle alliée.

Comme Capa, vous avez photographié les femmes accusées d’avoir couché avec l’ennemi.
Oui, la photo que j’ai faite en dit long sur l’humiliation de l’occupation allemande, le besoin de revanche pour certains. Contrairement à Bob Landry, qui a photographié un collaborateur à genoux, battu par la population, je n’ai heureusement pas assisté à des scènes de lynchage. L’arrestation de cette femme, les insultes qui pleuvaient à son passage sont les événements les plus dramatiques de l’épuration qu’il m’ait été donné de voir. Plus tard, à l’automne, à Paris, je me suis retrouvé à une soirée organisée par Michel de Brunhoff, le rédacteur en chef de Vogue. Il y avait là Capa, Chim, Cartier-Bresson et bien d’autres. Une femme est arrivée et, d’un coup, la fête s’est figée. J’ai appris qu’elle avait été proche des Allemands pendant la guerre. Cette fracture au sein de la population était très forte.

Vous avez aussi photographié de nombreux prisonniers allemands.
J’ai découvert des gamins, pas encore sortis de l’enfance. Comment voulez-vous qu’on les haïsse ? La plupart des soldats allemands en avaient assez de la guerre. Ils n’aspiraient qu’à une chose : se rendre. Et en général cela se passait bien. Sauf à Saint-Malo, tenu par un jusqu’au-boutiste nazi. Face à lui, le commandement américain — aidé des résistants — ne savait pas quoi faire : tirer sur l’ennemi pour en finir, ou l’amener à se rendre par la négociation. Capa, qui était sur place, exaspéré de le voir hésiter, a fini par lui suggérer de demander leur avis aux Allemands. « Je ne sais pas parler leur langue, vous n’avez qu’à y aller », lui a répliqué le gradé. Mais à peine a-t-il commencé à s’avancer vers les lignes ennemies avec un drapeau blanc que les Allemands ont tiré.

Après la Normandie, vous revenez à Londres puis repartez pour Paris, libéré le 25 août.
Je suis arrivé à Paris le 29 août dans la nuit. Comme j’étais accrédité, j’ai pu trouver une chambre à l’hôtel Scribe, transformé en QG de la presse. Heming­way, qui était là pour le magazine ­Collier’s, avait cependant préféré le Ritz. Et Capa, une chambre de bonne au Lancaster, c’était plus chic. Ce qui m’a le plus surpris à Paris, c’est le calme. Comparé à Londres, il n’y avait pas de trafic. La ville était silencieuse. Les rédacteurs en chef de New York me réclamaient des sujets sur la mode. Vous imaginez le décalage entre ce qu’ils attendaient, nourris par les images de propagande allemande, et la réalité.

Quelle était votre mission ?
Je voulais monter le bureau de Paris et donc rencontrer le plus de photographes français possible. Je ne sais plus qui, de Chim ou de Capa, m’a présenté Henri Cartier-­Bresson. Il m’a servi de guide. Mais, la ville s’étant vidée, il n’y avait pratiquement personne à aller voir, à l’exception de ­Robert Doisneau — qui m’a montré ses photos des combats de la Libération —, Brassaï et quelques autres. Puis Henri m’a emmené déjeuner chez ses parents, près du parc Monceau. « Désolé, c’est frugal, mais nous refusons d’acheter au marché noir », m’a-t-il dit. Ce qui m’avait beaucoup impressionné.

Vous avez évoqué Hemingway. Comment expliquer que de nombreux écrivains ou artistes aient été si près du front ?

Beaucoup s’étaient engagés dans l’armée, certains d’abord comme simples soldats, avant de rejoindre les services de propagande américains pour mettre leurs talents d’artiste au service de la lutte contre le nazisme. Le réalisateur William Wyler avait même le grade de major. On pouvait aussi croiser le dramaturge d’origine arménienne William Saroyan ou l’écrivain Irwin Shaw. Deux semaines après mon arrivée, j’apprends que Marlene Dietrich est elle aussi à Paris. Je l’appelle pour monter un sujet et elle me demande de la rejoindre au Ritz. Je la revois encore descendant majestueusement le grand escalier de l’hôtel, drapée dans une robe magnifique. Elle était arrivée quelques jours auparavant à Orly, pour divertir les troupes. Et, comme personne ne l’attendait, elle avait pris le bus pour Paris. Un soir, elle avait été abordée par des GI qui cherchaient à aller au bal de la Croix-Rouge, mais ne savaient comment faire pour s’y rendre. Elle leur a servi de guide. C’était aussi simple que ça.

Vous avez couvert de nombreuses guerres ensuite. Qu’est-ce que celle-là avait de si particulier ?
Je suis un pacifiste. Mais cette guerre-là était juste. Il était impossible de la remettre en question. Par contre, aucune de celles qui ont suivi, qu’il s’agisse de la Corée, du Vietnam ou de l’Irak, n’était justifiée

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