Les historiens retraceront un jour la résistible ascension du Front national. Ils devront alors étudier les intellectuels qui ont œuvré à sa « dédiabolisation ». Ils constateront que ces intellectuels partageaient peu ou prou une même trajectoire : formés à l’école du progressisme, ils avaient commencé par souligner les points aveugles de l’antifascisme ; de livres en tribunes, et à juste titre, ils avaient démontré que la gauche imposait l’« obsession » antifasciste pour terroriser ses adversaires et pour ne pas affronter ses propres démons ; petit à petit, cependant, c’est leur propre rejet qui était devenu obsessionnel ; à force de déconstruire l’antifascisme mais aussi l’antiracisme, ils avaient fini par en faire les principaux fléaux de notre société ; à force de présenter la « bête immonde » comme un monstre imaginaire, ils l’avaient imposée comme un animal de bonne compagnie.
Ainsi les chercheurs du futur se pencheront-ils sur l’œuvre de Pierre-André Taguieff. Ils liront Face au racisme (1993), ou Face au Front national (1998), ouvrages visant à dessiller les yeux des militants antiracistes en leur montrant les angles morts de leur discours. Et ils essaieront de comprendre. Comment ce républicain de tradition en est-il venu à accabler de ses sarcasmes les femmes et les hommes exprimant leur peur de l’intolérance et de la violence ? Comment cet homme à la mémoire longue s’est-il mis à prêcher l’oubli, au prétexte que le ressassement du passé « encombre » notre conscience ? Comment ce fin politologue a-t-il bientôt déployé des trésors de rhétorique pour convaincre que le Front national avait radicalement changé, et qu’il n’y avait plus de fascistes, en France, que dans la tête des antifascistes ? Comment, donc, ce chercheur a-t-il peu à peu tourné le dos au réel, refoulant les valses de Vienne et la farandole des quenelles, les jours de colère et les nuits de haine ? Comment, enfin, à quelques jours d’un scrutin européen qui vit la victoire d’un parti dont certains fondateurs étaient des nostalgiques de Vichy, Pierre-André Taguieff a-t-il pu signer un livre intitulé Du diable en politique. Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire (CNRS éd., 392 p., 22 €), qui lave le FN de sa mauvaise réputation en le décrivant comme un mouvement non seulement inoffensif mais ostracisé, victime de tous les acharnements ?
A ces questions, les historiens du futur tenteront de répondre. Nous autres, contemporains, demeurons perplexes.
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