Il faudra acheter plus de 3,3 millions de tablettes numériques pour équiper tous les collégiens de France.

Des élèves étudient avec des tablettes numériques en France

afp.com/Fred Dufour

C'est désormais un rituel depuis une trentaine d'années au Ministère de l'éducation nationale : à chaque changement de majorité ou remaniement, le nouveau ministre annonce un plan numérique de grande ampleur.

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Rappelez-vous: en 1985, le Premier Ministre Laurent Fabius annonce "Informatique pour tous", plan qui visait à équiper 50 000 établissements scolaires d'ordinateurs, pour un coût d'un milliard et demi de francs.

Alors que les jeunes sont de plus en plus connectés et ont recours de manière systématique à Wikipédia ou aux applications pédagogiques disponibles sur les appstores, réintégrer ces usages dans la scolarité académique prend tout son sens. Côté Etat, équiper en haut débit les écoles est une première et nécessaire étape : mais suffit-il ? La question centrale dans le numérique est en effet celle de l'usage, et non celle du déploiement.

Où en sommes-nous?

D'autres pays ont lancé des initiatives éducatives impliquant le numérique, dont les résultats sont déjà tangibles. Il est d'ailleurs intéressant de noter que de nombreux pays émergents ont accéléré le développement du numérique à l'école, pour pallier la faiblesse des infrastructures physiques et l'absentéisme des professeurs. Ainsi, au Kenya, la start-up M-Pesa a développé une série d'applications ludo-éducatives mêlant chansons, tutoriels, exercices, cours, accessibles depuis une tablette. 30% des lycées seraient déjà équipés.

Quels objectifs?

Le numérique en tant que tel n'a d'intérêt que s'il est intégré dans une vision claire de ses objectifs et des modalités pédagogiques à utiliser. Ainsi, l'un des avantages évidents du numérique est sa capacité à décloisonner des territoires isolés et à casser la fracture numérique. Une autre utilisation du numérique pourrait s'appliquer aux décrocheurs : alors que de nombreux collégiens entrent en 6ème sans maitriser de nombreux fondamentaux, leur proposer des services de tutorat à distance ou via des applications leur permettrait de se former à leur rythme et de rattraper.

Enfin, le numérique permet de promouvoir de nouvelles compétences comme l'apprentissage du code, qui correspond à une évolution profonde de la société, un besoin de notre économie et une autre manière de structurer sa pensée.

Quelle place pour le privé ?

Mais le numérique à l'école est aussi une affaire de gros sous. De grandes sociétés informatiques guettent les commandes de tablettes et logiciels. Microsoft, Apple, Google, IBM, HP ont tous développé des services éducation et tentent de séduire les pouvoirs publics et ses commandes massives. Cependant, l'équipement en matériel est-il forcément la priorité ? Pour Jérôme Serre, fondateur d'EduPad, une société éditant des applications pédagogiques utilisées par 2 millions d'élèves dans le monde, " un plan massif d'investissement dans des matériels qui seraient obsolètes avant même d'être distribués n'est pas forcément la manière la plus efficace d'investir l'argent public. Une approche alternative de type BYOD (" Bring Your Own Device "), où les familles financent l'achat de matériel, avec un cofinancement par la collectivité pourrait être beaucoup plus efficace, et permettrait d'investir plus dans les contenus et l'accompagnement des enseignants. "

En effet, donner une tablette à tous les élèves de France n'a de sens que s'ils les utilisent pour apprendre et que les professeurs y voient un intérêt.

Matériel vs applications

La logique hardware des plans numériques dans l'éducation a donc largement oublié la question de l'usage. Alors que le Web est justement le règne de l'usage et de la capacité de chaque personne à choisir le service qu'il estime utile, entrer dans un système clos, fermé aux éditeurs de contenus tiers serait se fermer aux innovations venues de la société civile et maintenir un système cloisonné peu en phase avec les usages contemporains. Afin de véritablement développer l'usage du numérique dans les écoles et son appropriation par les élèves, un magasin d'applications pédagogiques dans lequel viendraient piocher les professeurs serait une bonne initiative. L'Etat a bien lancé Eduthèque, un portail agrégeant des ressources disponibles, sans réelle ligne éditoriale ni conseils pratiques quand à leur transposition en classe.

Comment intégrer les professeurs ?

La question du numérique ne peut être posée sans les professeurs. A quoi sert d'équiper les écoles de tableau interactif ou d'applications pour smartphones si les enseignants n'en voient pas l'intérêt et pire, considèrent ces outils comme des ennemis capables à terme de leur " voler " leur travail ?

Former les professeurs aux outils numérique est la première étape pour réussir le déploiement du numérique. Mais valoriser les initiatives de professeurs, leur capacité à innover, inventer des modalités pédagogiques à partir d'outils qu'ils aiment utiliser n'est pas dans la tradition très hiérarchique et jacobine de l'Education Nationale. L'absence d'autonomie des professeurs et l'absence de valorisation de leurs initiatives ne peut que freiner l'usage du numérique.

Changer les procédures d'achat et autonomiser les enseignants

Enfin, le développement du numérique est freiné par le fonctionnement des institutions. A la suite des lois de décentralisation, les conseils généraux se sont vus attribuer la gestion des collèges et notamment l'achat du matériel. Aux conseils régionaux, les lycées. Cette coupure entre le contenu pédagogique (qui reste dans le giron de l'Etat) et la gestion opérationnelle (locale) a-t-elle du sens ? Ne risque-t-on pas de retrouver des situations kafkaïennes ou un service proposé au collège ne sera plus utilisable au lycée voisin car les cahiers des charges techniques ou le fournisseur auront été différents ?

Harmoniser les procédures d'achat, les rendre plus lisibles et plus proches du terrain est donc une nécessité pour que les salles de classe 2.0 ne soient pas que des rangées d'ordinateurs et de tablettes sans utilité.

Les élèves et les professeurs doivent être mis au coeur de ce processus de conduite du changement vers le numérique, sans quoi les plans successifs n'imprégneront pas les pratiques pédagogiques.

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