Lamia Oualalou (avatar)

Lamia Oualalou

Journaliste

Pigiste Mediapart

250 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 mai 2014

Lamia Oualalou (avatar)

Lamia Oualalou

Journaliste

Pigiste Mediapart

Au Brésil, on n’a jamais autant tué, sous le regard des enfants

Oublions un temps la Coupe du Monde.  Ou plutôt, tentons de comprendre pourquoi les Brésiliens, ce peuple qui aime le football comme nul autre a mal à l’âme, pourquoi sa légendaire allégresse ne s’impose pas alors qu’elle s’apprête à recevoir les 32 meilleures équipes du monde.

Lamia Oualalou (avatar)

Lamia Oualalou

Journaliste

Pigiste Mediapart

Oublions un temps la Coupe du Monde.  Ou plutôt, tentons de comprendre pourquoi les Brésiliens, ce peuple qui aime le football comme nul autre a mal à l’âme, pourquoi sa légendaire allégresse ne s’impose pas alors qu’elle s’apprête à recevoir les 32 meilleures équipes du monde. En 2012, 56.337 personnes ont été assassinées, les chiffres viennent de tomber. C’est non seulement le plus grand nombre de morts dans l’absolu depuis 1980, date du début de la série statistique, c’est aussi le taux le plus élevé en proportion : 29 homicides pour 100 000 habitants. Que les touristes se rassurent, dans les quartiers qu’ils fréquentent, la sécurité est pratiquement garantie. Mais dans les périphéries, dans les favelas des grandes métropoles, et de plus en plus, dans les villes moyennes, la violence explose.

Pourquoi ? Nous en reparlerons, ce n’est pas l’objet aujourd'hui. Regardons plutôt l’impact de cette violence sur les petits Brésiliens, les citoyens de demain. Un beau reportage, « Morri na Maré », littéralement «Je suis mort à la Maré », réalisé par Marie Naudascher et Patrick Vanier, deux journalistes français installés à Rio de Janeiro, nous plonge seize minutes durant dans le quotidien des enfants du Complexe de la Maré, un ensemble de seize favelas abritant 140 000 personnes. Coincée entre deux voies rapides menant à l’aéroport, la zone a été surnommée « Bande de Gaza » par les urbanistes, pour qualifier la violence, mais aussi la discrimination géographique et sociale - ce n'est pas la seuleà être qualifiée de la sorte, Rio de Janeiro compte une poignée de « Bande de Gaza ».

Ce complexe de favelas est occupé depuis quelques semaines par l’armée, du fait de sa proximité de l’aéroport international, stratégique en cette époque de Coupe du Monde. Il échappe pour l’heure à la politique dite de « pacification » initiée à la fin de 2008 et qui a vu l’installation de commissariats de proximité dans des communautés jusqu’alors sous tutelle du narcotrafic. Si la vente de drogues perdure, le port d’armes s’y fait beaucoup moins ostentatoire, et le nombre de morts y chute de façon notable. Mais même sur ces territoires, la police continue des incursions violentes, précédée par un char blindé. Trop souvent, elle continue à torturer, faire disparaître, ou exécuter, au nom de la légitime défense. Ces dernières semaines, la tension est d’ailleurs montée d’un cran à Rio de Janeiro.

Financé grâce à un crowdfunding organisé par l'Agence d'investigation « Pública », « Morri na Maré », a été tourné en bonne partie dans les locaux de l’école Uerê, qui accueille 450 enfants quand ils ne sont pas à l’école – au Brésil, les cours ne sont qu’à mi-temps. Un beau projet qui permet à ces enfants - venus le plus souvent de familles déstructurées, plus formés à se protéger des fusils qu’à lire ou à compter – de rêver l’avenir. Les dons sont d’ailleurs bienvenus, jetez un coup d’œil au site de Uerê.

Pour Patrick et Marie, deux journalistes talentueux, et, j'en suis fière, deux amis, le tournage a été long, éprouvant, mais riche et plein d’espoir. Je vous livre ci-dessous une discussion à bâtons rompus, à lire avant, ou après, avoir vu le reportage, en portugais, sous-titré en français. Il existe aussi une version sous-titrée en anglais,  et l’original, en portugais sans sous-titre pour les lusophones.   

Pourquoi avoir décidé de traiter la question de la violence brésilienne à travers le regard des enfants ?

Marie Naudascher : Le déclic est venu pendant les manifestations de juin 2013, quand éducation et santé étaient au centre des revendications. Et nous avons choisi le complexe de Maré, qui reste une des grandes favelas où la pacification n’a pas encore eu lieu, et qui a été, encore récemment le théâtre de la violence policière. En juin dernier, en marge des manifestations, des troupes ont tué neuf personnes en représailles de la mort d’un policier. En choisissant l’école Uerê, on était au cœur de Maré, en travaillant sur l’éducation, donc l’enfance.

Patrick Vanier : Moi, cela fait des années que je suis intrigué par l’impact de la violence sur les enfants. Au Guatemala et au Mexique, où j’ai travaillé dans le passé, quand une personne est assassinée, son corps reste longtemps par terre, et les enfants l’entourent, et le regardent, comme si c’était naturel. Et de fait, c’est intégré dans leur quotidien.

Marie Naudascher : La voix des enfants est difficile à recueillir, ils sont souvent instrumentalisés par la presse brésilienne. Quand des policiers entrent dans une favela pour la « pacifier », on photographie les enfants qui grimpent sur le char, comme s’il était bienvenu. Pourtant, quand on leur demande ce qui leur faire le plus peur, ils répondent ou ils dessinent un char de la police. L’Etat et la presse les met en avant, comme une preuve d’une politique de sécurité réussie, sans jamais vraiment leur demander ce qu’ils en pensent. C’est ce que nous avons voulu faire.

Dans quelle mesure filmer au sein de l’école Uerê vous a permis d’approcher enfants ?

Patrick : Dans cette école, ils ont d’abord réussi à créer un sanctuaire : on se sent bien, il y a de l’affection, on est écouté, tout en respectant des règles. L’école est là pour secouer les enfants, pour qu’ils parlent, pour que cela sorte, et que cela leur permette de prendre une certaine distance par rapport à cette violence. C’est leur seule chance d’échapper à la fatalité, notamment celle de devenir trafiquant. A Uerê, ils découvrent qu’il y d’autres options dans la vie que de vendre de la drogue ou de conduire une moto-taxi.

L’école dispose-t-elle d’une pédagogie particulière ?

Marie : Tout à fait. Elle est le résultat de deux décennies d’études sur des enfants des rues ou de pays en guerre.  Yvonne Bezerra de Mello a travaillé au Liberia, au Kenya en Somalie, en observant l’impact sur l’apprentissage des petits et des adolescents. Dans cette école, ils se sentent en sécurité, ce qui n’est pas anodin : pour eux, au quotidien, sortir dans la rue signifie qu’on peut être fauché par une belle et ne pas en revenir vivant. Ici, tous les matins, il y a un moment où ils ne font que parler, raconter une anecdote, ce qui leur permet de réactiver la mémoire courte. Un des principaux problèmes de la violence, c’est que pour survivre, les enfants oublient, mais ils effacent aussi bien l’image du cadavre sur le pas de leur porte que la liste des capitales sud-américaines.

Patrick : Lors de ces scéances matinales, quand ils racontent un souvenir en classe, on assiste à des scènes pour nous très étranges. Dans le reportage, on voit par exemple un enfant qui raconte comment, deux mois auparavant, il a vu une personne se faire exploser la tête d’une balle. On s’attendrait à ce que ses camarades ou la maîtresse d’école réagissent, s’exclament… Mais non, c’est le silence, on passe tout de suite à autre chose. Mais l’enfant a parlé, et c’est comme si on lui avait enlevé une balle ou une écharde.

Qu’avez-vous appris à leur contact ?

Marie : Pour nous, journalistes français, la violence, c’était les trafiquants, la police, des armes, des balles. Au cours de l’enquête, nous avons perçu qu’il y avait bien sûr cette brutalité urbaine, qui laisse des marques sur les murs, criblés de balles, et des marques, aussi invisibles que profondes, sur les enfants. Mais nous avons aussi mis le doigt sur la violence domestique, dans des familles où la précarité, le chômage, souvent la drogue et l’alcool font partie du quotidien. Sans parler de la violence du regard de la société : ces enfants sont perçus comme des criminels en puissance. Ce sont les principales victimes de la criminalisation de la pauvreté, pas seulement au Brésil d’ailleurs. Avec ces trois niveaux de violence, la possibilité d’apprendre le lendemain est presque nulle. D’ailleurs pourquoi faire ? Quand on leur demande ce qu’ils veulent faire plus tard, personne ne veut être avocat ou médecin. Ils ne rêvent pas loin : déjà survivre, arriver à l’âge adulte tient du miracle. Si une fusillade a lieu à sept heures du matin, à neuf heures, ils n’en parlent déjà plus. Ils ont un rapport au temps qui est court et saccadé, ce qui leur permet d’avancer, parce qu’avec une violence quotidienne, s’ils devaient à chaque fois s’effondrer, ils ne pourraient rien faire. Néanmoins, penser l’avenir est impossible.

Comment était-ce, de filmer ces enfants, dans ce contexte ?

Patrick : Il y d’abord la difficulté de filmer la rue, ce qui est interdit par les trafiquants. Et nous n’avons pas cherché à enfreindre ces règles, parce que ce n’était pas le sujet. A l’école, nous avons du beaucoup jouer, nous soumettre à des gages : j’ai du chanter la Marseillaise, imiter un chien… et ça m’a permis progressivement de faire des plans larges, puis de m’approcher. L’autre limitation, c’est le fait d’être dans des espaces toujours fermés, à la lumière un peu triste, donc j’ai pris le parti du huis clos, des plans très serrés. On capte les émotions sur les visages, mais aussi on voit que ce sont des enfants littéralement abîmés, cabossés, en zoomant sur leurs genoux, leurs pieds. J’ai rarement cherché le regard des enfants, j’ai préféré des trois-quarts, des attitudes…

Après ce travail, quelle perception gardez-vous du travail de la police, qui terrorise souvent ces enfants ?

Patrick : La principale conclusion, c’est qu’il n’y aucune réflexion sur l’enfance dans les plans de sécurité pensés par le gouvernement. Pour les gamins, la police n’incarne en rien la sécurité. Nous leur avons demandé de dessiner ce qu’ils aimaient et n’aimaient pas dans le complexe de la Maré, et dans la colonne négative, ils représentent au même titre des trafiquants et des policiers qui canardent.

A l’issue de trois mois de travail, quelle scène vous a le plus marqués ?

Patrick : Ce qui le plus frappé n’est pas dans le film. C’était le dernier jour, nous étions en voiture et il y avait beaucoup de tension après une incursion de la police, les trafiquants ont surgi de partout, en motos avec des fusils. Et d’un coup, nous avons vu ce quartier où l’on voit certes des armes, mais qui est normalement tranquille, se transformer en zone de guerre. Et malgré tout, notre chauffeur s’est arrêté pour acheter un sac de ciment, comme si tout était normal, banal, alors que dans la voiture, nous n’étions pas fiers…

Marie : Moi, c’est Daniel, ce gamin de quatre ans et demi que l’on voit dans le reportage. Il vient d’une famille compliquée, sa mère est très jeune, sa grand-mère s’est fait rouler dessus par une voiture et a perdu un œil. Mais c’est un petit qui a de l’humour, il nous a fait un show après qu’on l’ait rencontré par hasard au coin de la rue. Il est drôle, plein de vie, et il représente ce sentiment très fort : ces enfants ne demandent pas à habiter ailleurs, ils ne veulent pas quitter leur favela, ils voudraient y rester, mais y vivre mieux, sans peur au ventre. J’aimerais revoir Daniel dans dix ans,  savoir ce qu’il devient, apprendre qu’il avance… Mais je sais que, statistiquement ce n’est pas gagné : il est noir, il est pauvre, il n’aura pas de bonne éducation, il est à la merci d’une balle perdue, de la violence policière, d’être embrigadé par le trafic... de perdre tout ce talent, tout cet espoir.