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Libération
Reportage

A Paris, sur la voie des détrousseurs de l’aube

Au petit matin, des voleurs dépouillent discrètement les fêtards assoupis dans le métro ou le RER. La Brigade des réseaux ferrés se consacre à leur traque.
par Chloé Pilorget-Rezzouk
publié le 30 mai 2014 à 19h56
(mis à jour le 2 juin 2014 à 10h31)

«Il suffit qu'il fasse beau et c'est un carnage», avance un policier de la Brigade des réseaux ferrés (BRF) qui veille sur le métro, le RER et les trains de banlieue. Le week-end dernier, neuf détrousseurs de l'aube ont été interpellés dans les transports parisiens. «Venez avec des baskets», avait prévenu la veille le lieutenant Soupeaux. Il est responsable des deux trinômes volontaires pour prendre leur journée à 5 heures au lieu de 6h30, dans le cadre du dispositif antidétrousseurs qui se met en place chaque week-end dans le métro à Paris. Ces voleurs matinaux sévissent sur les voyageurs endormis et leur font les poches.

Après un café brûlant et un pain au chocolat avalés à la hâte, les équipes, en tenue, partent en chasse. Ce samedi matin, il est 5h35 au départ des troupes. La première alerte ne tarde pas, à 5 h 45. A la station Grands-Boulevards, trois personnes sont assoupies sur les sièges des quais. Sur la ligne 8, direction Balard, quatre hommes suspects se rapprochent de l'un de ces dormeurs. «Ils nous servent d'hameçon», avoue l'une des opératrices de la cellule de veille active (CVA), indispensable au repérage des vols et à la qualification de flagrant délit. «On surveille nos caméras et, dès que ça mord, on place nos équipes», confirme le commandant Monrepos, l'un des responsables de la BRF depuis 2007. Grands-Boulevards - au cœur du parcours traditionnel du fêtard - fait partie des stations fétiches de ceux qui dépouillent les endormis : Pigalle, République ou Châtelet sont des incontournables. Il est 5h55 quand les équipes arrivent sur le quai à pas de loup. A la vue des policiers, l'un des quatre hommes suspectés jette un portable sur les voies. «Un réflexe primaire», dixit le lieutenant Soupeaux. En général, les suspects ont leur ligne de défense toute faite: «Tu ne l'as pas trouvé sur moi.» Parfois, les détrousseurs prennent le risque de fuir sur les voies électrifiées, compliquant la tâche des policiers. Habile, l'un des voleurs présumés a eu le temps de glisser à son poignet la montre de la victime. Cadran doré et vieux bracelet de cuir, le style tranche avec celui de l'individu: blouson noir, jean clair, baskets - «la tenue passe-partout des détrousseurs», glisse une policière. Lors d'une première fouille, un fonctionnaire n'y voit que du feu. Il faudra le témoignage de la victime pour se rendre compte de l'usurpation. La patrouille retrouve aussi un portable avec une photo de femme en fond d'écran. Ce mobile est le sien, affirme l'un des suspects qui, pourtant, ne sait pas comment le déverrouiller. Les quatre jeunes sont interpellés pour «flagrant délit de vol», avec deux circonstances aggravantes : «dans les transports en commun» et «en réunion».

«Début de carrière». Les détrousseurs de l'aube procèdent souvent par groupes de deux ou trois. Dans le jargon policier, il y a celui qui joue le rôle de «chouf» (guetteur). Un peu à l'écart, il surveille que personne ne s'approche de la victime endormie tout en masquant autant que possible la scène aux caméras. «Ils s'organisent autour d'une victime : il y en a un qui commence à palper, deux autres qui s'asseoient de part et d'autre de la cible», détaille le lieutenant. «Mais ce n'est pas une nouvelle délinquance», avertit Monrepos. Ce type de larcin remonterait au début du XIXe siècle, sous le nom de «vol au poivrier». En argot des bistros, le «poivre», c'est le verre d'eau-de-vie dont le «poivrier» (le poivrot) se rince le gosier. Le «poivrier» désigne aussi bien celui qui cuve son vin que le petit malin qui lui fait les poches. En 1894, Paul Aubry écrit dans la Contagion du meurtre, étude d'anthropologie criminelle : «Le vol au poivrier se renouvelle depuis que les méchants garçons ont constaté l'aisance avec laquelle un ivrogne, terrassé par le vin, sans muscles pour se défendre, sans pensée même pour comprendre, se laisse dépouiller.» De fait, pour le commandant Monrepos, «c'est un peu le larcin du début de carrière», «vraiment bien pour s'exercer, car la victime ne réagit pas beaucoup et a tendance à peu se plaindre après».

«Pâquerettes». Parmi les détrousseurs, il n'y a pas de profil type. Cela va du voleur habitué «qui a tourné toute la nuit» à ceux, plus inattendus, «qui présentent plutôt bien», indique le lieutenant Soupeaux. Il se souvient de l'interpellation d'un homme, «45 ans, sac à dos, et un peu bedonnant», pris en flagrant délit. A l'intérieur du sac, «une caverne d'Alibaba» : trois portables, un cran d'arrêt. «On a pu remonter jusqu'aux victimes», se félicite-t-il. Car l'objectif du dispositif consiste à arrêter les voleurs, mais aussi «à sécuriser les endormis, récupérer leurs biens et remonter vers d'autres victimes».

Ce type de vol est facile à commettre et complique le travail de la police. «Le paramètre de l'alcool est à prendre en compte tant pour les victimes que pour les auteurs»,explique le lieutenant. Il se souvient d'une personne «complètement déchirée» qui venait de se faire voler son portefeuille. «Il fallait que ce soit elle qui me signale le vol. Pendant un quart d'heure, elle me répondait : "Je m'appelle Portefeuille."» Lorsqu'elles sont trop alcoolisées, les victimes finissent leur nuit dans la salle d'attente d'un bureau de police avant d'envisager un dépôt de plainte. Une fois, un homme ivre mort revendiquait «son droit à se faire voler», se rappelle, encore étonnée, une policière. Et quand c'est l'auteur des faits qui est poivre, les agents doivent «faire une visite à l'hôpital pour mesurer son taux d'alcoolémie et voir s'il est apte ou non à la garde à vue».

Ce matin, la victime, elle, est plutôt vive. Encore un peu éberluée, elle est surprise par «le délai de réaction de la maréchaussée, extrêmement faible !» Ce jeune avocat rentrait de soirée, «un peu gai, mais aussi très fatigué». «Je ne me serais jamais douté que ça pouvait arriver», dit-il, vêtu avec élégance d'un pantalon orange et d'une veste en velours noir.

La matinée est chargée pour les patrouilleurs. A deux reprises, la pause croissant est repoussée : «les chemises bleues» sont envoyées par «les chemises blanches» de la cellule de veille active, sur d'autres interventions. Dans une salle au deuxième sous-sol de la Maison de la RATP - partagée entre cette dernière et la BRF -, les opératrices scrutent leurs écrans à l'affût. «Un mec qui laisse passer deux rames de métro, qui regarde, à gauche à droite, il n'est pas là pour cueillir des pâquerettes», raconte l'une d'entre elles. Ici, les 13 000 caméras de la RATP offrent un maillage dense qui se retrouve sous les yeux exercés des membres de l'équipe.

Cette cellule a été mise en place en 2009 par le commandant Monrepos : «Avant, des gens venaient en appui vidéo de temps en temps, mais il n'y avait pas d'agents attitrés spécialement à la veille.» L'avantage du dispositif : il vient en «appui du terrain» et «rajoute des yeux aux patrouilles qui sont sur place», poursuit le commandant, qui surnomme ces opératrices «les vidéopatrouilleurs». «On prend nos meilleurs limiers pour les mettre derrière l'écran. C'est fini le temps où l'on mettait un policier au placard, qui se casse la jambe sur le terrain.» «Le lieutenant et l'opératrice vidéo sont la pierre angulaire du dispositif antidétrousseurs»,déclare un membre de la brigade. Cécile, opératrice, a passé huit ans en banlieue. Elle explique que «ce sont [ses] jambes», en parlant des patrouilleurs. Sa collègue Virginie répond : «Tu es mes yeux.» De janvier à avril, 47 individus ont été interpellés. Pour le seul mois de mai, une vingtaine de détrousseurs ont été arrêtés.

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