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Pourquoi les cyclones du genre féminin sont les plus meurtriers

Le sexisme potache des météorologistes américains a fait des morts, et pas qu'un peu : les populations se méfient moins des cyclones au nom féminin.

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Publié le 02 juin 2014 à 21h00, modifié le 03 juin 2014 à 10h54

Temps de Lecture 4 min.

Après le passage du cyclone Erica, quai Jules-Ferry à Nouméa, en mars 2003.

S'ils ne formulent pas les choses exactement en ces termes, c'est pourtant bien la conclusion qu'il faut en tirer : le sexisme potache des météorologistes américains a fait des morts, et pas qu'un peu.

Des chercheurs en sciences de la communication et en statistiques publient lundi 2 juin, dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), une étude aux conclusions qui, en première instance, fleurent le canular. Le bilan humain des ouragans, assurent-ils en effet, serait plus lourd quand ces derniers portent un nom féminin que lorsqu'ils portent un nom masculin... Nul canular, en réalité. Les auteurs, conduits par Kiju Jung et Sharon Shavitt (université de l'Illinois, Etats-Unis), tirent leur constat du passage en revue des 94 cyclones tropicaux qui se sont abattus entre 1950 et 2012 sur les Etats-Unis – à l'exception de Katrina (2005) et d'Audrey (1957), deux phénomènes hors normes qui auraient biaisé l'analyse.

« VICTOR » EST PLUS EFFRAYANT QUE « VICTORIA »

Pourquoi un tel différentiel « genré » entre ouragans ? Les auteurs de l'étude l'attribuent à une altération de la perception des risques. En clair, les populations alertées de l'arrivée imminente d'un cyclone prendraient moins au sérieux un phénomène au nom féminin qu'un phénomène identique, mais affublé d'un prénom mâle. « Victor » effraie plus que « Victoria ».

Pour mettre à l'épreuve leur hypothèse, les auteurs ont d'abord demandé à une dizaine d'évaluateurs anonymes et ignorants de la nature des travaux en cours, de classer la perception des sobriquets attribués aux cyclones atlantiques, sur une échelle graduée de 1 à 11, du plus masculin au plus féminin. Ils ont ainsi pu attribuer à chaque nom d'ouragan un « indice de masculinité-féminité » ou MFI (Masculinity-Feminity Index).

En confrontant ensuite les MFI ainsi obtenus aux bilans historiques des 94 cyclones et en tenant compte de leur puissance, ils parviennent à des résultats stupéfiants. Alors que le « genre » des ouragans peu destructeurs n'a pas d'effets mesurables sur les pertes humaines, les phénomènes les plus sévères voient leur bilan grandement varier en fonction du nom qui leur a été attribué. « Par exemple, écrivent les auteurs, nous estimons qu'un ouragan avec un nom relativement masculin, avec un MFI de 3, causera 15,15 morts là où un ouragan avec un nom relativement féminin, avec un MFI de 9, en causera 41,84. » Soit quasiment le triple.

Afin de convaincre pleinement, ces travaux devraient être reproduits sur un corpus plus vaste de cyclones tropicaux, en intégrant par exemple les typhons du Pacifique – ce qui peut être rendu délicat par les différences culturelles entre populations concernées... « C'est un article remarquable, l'un de ces résultats si frappants que l'on peut s'attendre à le voir testé et retesté, estime l'historien des sciences Robert Proctor (université Stanford, Etats-Unis). Si le résultat tient, nous avons là l'un des exemples les plus dramatiques montrant l'influence d'un simple mot sur la manière dont nous réagissons aux catastrophes, avec des conséquences mortelles. » Le résultat, poursuit M. Proctor, rappelle « ces études qui montrent que la température de la pièce dans laquelle sont interrogés des gens peut affecter la façon dont ils considèrent la gravité du changement climatique, et ce autant que leurs penchants idéologiques ».

POUR UNE PARITÉ DES NOMS DES CYCLONES

Pour achever de valider leur théorie, les auteurs ont également conduit pas moins de six expériences de psychologie en laboratoire, interrogeant des centaines de participants confrontés à une même situation d'alerte, le seul paramètre variant étant le nom de l'ouragan. A peu près systématiquement, la prise de conscience du risque est plus élevée lorsque le nom du phénomène est masculin.

De l'après-guerre aux années 1970, les cyclones atlantiques ont été systématiquement baptisés de noms féminins. La raison de ce choix n'a jamais été clairement explicitée par les institutions concernées, le National Hurricane Center (NHC) et la National Oceanic and Atmospheric Administration (NOAA). Mais la probabilité est forte que cet usage soit une sorte de clin d'oeil des météorologistes américains – principalement mâles – pour qui la nature féminine est imprévisible et potentiellement destructrice. En 1979 les listes « officielles » de noms d'ouragans passeront sous l'égide de l'Organisation météorologique mondiale (OMM), et feront alterner les noms masculins et féminins.

Reste qu'entre 1950 et 1979, à en croire les travaux de Kiju Jung et ses collègues, un nombre non négligeable de morts prématurées auraient pu être évitées aux Etats-Unis par la seule introduction de la parité des noms de cyclones. Les chercheurs n'ont toutefois pas poussé l'indélicatesse jusqu'à publier une estimation chiffrée des dégâts de ce sexisme ordinaire. Interrogée par Le Monde, Sharon Shavitt précise que les 47 ouragans  les plus destructeurs ayant frappé les Etats-Unis – 30 féminins, 17 masculins – ont provoqué au total 1745 morts (toujours en excluant Katrina et Audrey, hors normes). « Les 17 masculins ont causé 391 morts, soit en moyenne 23 morts par événement, dit Mme Shavitt. Les 30 féminins ont causé 1354 morts, soit 45 en moyenne par événement. »

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