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"Mon père était le bourreau d’Oradour" - Rainer Diekmann

Rainer Diekmann, à gauche, bébé, et son père Adolf Diekmann, l'officier SS qui a orchestré le massacre d'Oradour.
Rainer Diekmann, à gauche, bébé, et son père Adolf Diekmann, l'officier SS qui a orchestré le massacre d'Oradour. © DR
Interview Marika Schaertl et Régis Le Sommier , Mis à jour le

Pour la première fois de sa vie, le fils d’Adolf Diekmann, l’officier SS qui a orchestré le massacre d’Oradour sur Glane, revient sur la personnalité trouble de son père. Agé de 72 ans, il n’avait que deux ans quand ce dernier est mort au combat en Normandie, le 29 juin 1944. Il a passé une grande partie de son existence à s’interroger pour comprendre pourquoi ce père encombrant avait commis le pire crime nazi en France.

Quand avez-vous appris qui était votre père ?
En 1968, quand j’étais étudiant en médecine à Munich. Nous étions invités à dîner ma femme et moi chez le photographe Karl Breyer. Il a dit qu’il partait le lendemain en reportage à Oradour pour le magazine «Quick», pour les 25 ans du massacre. Le nom d’Oradour était enfoui dans ma mémoire depuis l’enfance. Lorsque j’avais huit ans, la seconde femme de mon grand-père maternel m’avait raconté que mon père avait fait «quelque chose de très grave là-bas pendant la guerre». C’était juste après le procès en France en 1953, et elle voulait nous parler de l’affaire, à moi et à mon frère Uwe qui a un an de moins que moi. Nous étions hélas tous deux trop jeunes pour comprendre. Après cela, je n’ai plus jamais entendu parler d’Oradour dans la famille. Sujet tabou. Les parents de mon père sont morts lorsque j’avais à peu près 7 ans – donc je n’avais pas non plus à espérer trouver des informations de ce côté-là. Mais à huit ans, j’avais tout de même compris qu’il devait s’agir de quelque chose de très grave. J’ai demandé à Karl Breyer : «Pouvez-vous me renseigner ? Mon père doit avoir fait quelque chose là-bas». Karl (nous étions copains jusque-là et ne nous connaissions que par nos prénoms) m’a demandé quel était mon nom de famille. «Diekmann» lui ai-je répondu. Il m’a dit : «Alors ton père est le principal responsable du massacre !» Il était horrifié. Lorsqu’il est rentré quelques jours plus tard, il m’a raconté toute l’histoire d’Oradour.

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Qu’avez-vous pensé à ce moment-là ?
C’était terrible pour moi. J’en avais des crampes à l’estomac. Que mon père ait, apparemment, fait assassiner 642 personnes sans raison, c’était incompréhensible.

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Vous avez, j’imagine, aussitôt posé des questions à votre mère ?
Non. Car j’avais avec elle une relation très distante. Elle avait épousé mon beau-père quand j’avais à peu près huit ans et ça, je ne parvenais absolument pas à admettre...

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Vous n’avez donc jamais posé de questions à votre mère sur Oradour ?
Il y avait là un autre homme dans la vie de ma mère, mon beau-père qui était là tout le temps. Enfant et jeune homme, je ne pouvais pas lui parler de son premier mari. Le nom de mon père était tabou. S’est ajouté à cela le fait que, lorsque j’étais étudiant, j’ai eu une altercation avec mon beau-père au sujet de la guerre du Viêt-Nam. Il disait qu’on devrait gazer les Vietnamiens comme des rats. Je lui ai répondu qu’avec de tels propos, c’était le IIIe Reich qui parlait à travers lui. Après cela, je n’ai plus eu de contact avec ma mère pendant un an et demi. C’était l’époque où j’ai rencontré ma femme. Peu après, nous avons eu un enfant. J’étais très pris par ma petite famille. Je faisais des petits boulots pour financer mes études, parce que la pension d’orphelin que je touchais ne suffisait pas. Ma mère n’a pas fait le moindre effort envers nous. Deux ans plus tard, elle est morte. Dans le reste de la famille, du côté de ses sœurs et de son frère, le nom de mon père n’était jamais prononcé.

Quelle était l’attitude de votre mère vis-à-vis du national-socialisme ?
Je pense qu’elle a simplement suivi mon père. Elle l’a connu en 1938 au moment de l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Allemagne. Elle était étudiante en médecine. Elle l’idolâtrait. Après leur mariage, en 1940, elle l’a soutenu sans réserve. Les rares conversations que j’ai pu avoir avec elle m’ont laissé l’impression qu’elle s’était distancée des nazis par la suite.

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Que vous a-t-elle raconté sur votre père ?
Qu’il était un homme beau et grand, sportif, pour qui elle a eu un vrai coup de foudre. Il a été envoyé en France peu de temps après le mariage. Elle était dingue de lui. Mais elle ne m’en a guère dit davantage. Il y avait ce nouvel homme dans sa vie...

"Jusqu’au dernier moment, mon père est resté convaincu de la victoire du IIIe Reich"

Avez-vous eu une enfance heureuse ?
A l’âge de 4 ans, mon frère et moi avons quitté Elbogen, près de Karlsbad, pour vivre dans un centre d’accueil dans la forêt bavaroise. Les wagons de marchandises font partie des premiers souvenirs de ma vie. Ce déplacement forcé m’a marqué. Ma mère ne nous a pas suivis tout de suite. En tant que médecin, elle travaillait pour les nouveaux détenteurs du pouvoir. Elle a tout de même fini par nous rejoindre. Au bout d’un an, elle a pu ouvrir un cabinet médical à Monheim, en Souabe. Il était situé dans notre petit appartement. C’est là que j’ai grandi, dans des conditions très modestes, avec les rentes de veuve de ma mère et pour moi d’orphelin. J’ai quasiment grandi dans la rue.

Vos camarades d’école savaient qui était votre père ?
Après l’école primaire, je suis entré en internat à Augsburg. J’étais très bon élève dans toutes les matières – excepté en grec et en latin. Je ne sais plus quand au juste, je devais avoir 14 ans, un professeur est venu vers moi et m’a dit : «Ton père était officier dans la Wehrmacht, j’aimerais savoir exactement quelle était sa fonction.» Après en avoir parlé à ma mère, j’ai dit en toute bonne foi au professeur : «Il était Obersturmbannfüher dans la SS.» A compter de ce jour, j’ai été battu froid par mes camarades. En grec et en latin je n’ai plus eu que de très mauvaises notes.

Votre deuxième prénom est Adolf, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Que je l’évite. J’ai passé mon temps à le refouler. Evidemment, il témoigne du fait que mon père était un nazi convaincu. Le deuxième prénom de mon frère est Rudolf. Rudolf Hess venait tout juste de faire son vol – prétendument pour une mission de paix - en Angleterre. Là aussi, c’est très consciemment que mon père a choisi ce prénom. Jusqu’au dernier moment, il est resté convaincu de la victoire du IIIe Reich.

Qu’est devenu votre frère ?
Uwe a étudié la mécanique à Munich et il a travaillé comme ingénieur pour Lufthansa et Agfa, avant de partir au Brésil quelques années après la mort de ma mère. Aujourd’hui il dirige avec succès une grande laverie à Natal, dans le nord-est du Brésil.

A-t il eu un rapport différent que le vôtre à l’histoire familiale ?
Oui. Il n’était pas aussi hanté que moi par l’histoire de notre père, et il a insisté pour que nous détruisions toutes les lettres et tous les documents pour mettre un terme à l’affaire. Contrairement à moi cependant, il a trouvé le courage lors d’un voyage à moto vers le Portugal qu’il faisait avec des amis, de se rendre à Oradour. Il m’a assuré que la légende répandue en Allemagne était fausse, selon laquelle les femmes et les enfants seraient morts dans l’église en raison d’explosions de munitions qui y auraient été stockées. Il m’a raconté qu’il avait vu de ses yeux les impacts de balles des mitraillettes à hauteur de poitrine, sur les murs et l’autel.

Pourquoi n’êtes-vous pas vous-même allé à Oradour ?
Parce que j’avais honte d’être le fils d’un tel homme. Les images que m’avait montrées mon ami Karl à son retour d’Oradour étaient terribles. Et puis, je ne parlais pas français. Comment aurai-je pu m’exprimer correctement pour leur dire ma compassion ? Mais je me suis beaucoup informé. J’ai lu beaucoup. Ma femme, qui parlait très bien le français, m’a traduit tout ce qui paraissait dans les journaux et les livres sur Oradour.

Quelle image gardez-vous de votre père ?
Une image très floue. Par défaut d’éclaircissements, je me suis mis à transférer sur lui mes propres traits de caractère. Je suis parfois très irascible. J’imagine que c’est lors d’un accès de colère de cette nature qu’il a donné cet ordre à Oradour. Il y a aussi le fait que son meilleur ami, le Sturmbannführer Helmut Kämpfe, avait été fait prisonnier peu avant par la résistance. Ce dernier a été maltraité et assassiné.

Que pensez-vous qu’il se soit passé à Oradour ?
Mon ami photographe Karl Breyer m’a expliqué que l’affaire n’était pas aussi claire qu’on le dit. Mon père n’en serait pas le seul responsable. La division Das Reich avait reçu l’ordre de ses supérieurs d’exécuter dix Français pour un Allemand assassiné. C’était œil pour œil dent pour dent, mais à la puissance dix. Ce ne sont que les interprétations de mon ami Karl. Rien n’est prouvé.

En 1968, vous avez entrepris de questionner d’autres co-responsables d’Oradour, comme le général SS Heinz Lammerding, qui commandait la division Das Reich, pour savoir si votre père avait vraiment agi de son propre chef. Vous vouliez vraiment restaurer son honneur ?
Je voulais simplement savoir la vérité. Mais je me suis heurté à des murs. Lammerding était un personnage «trouble». Il a plongé dans la clandestinité en 1945 pour n’en ressortir qu’en 1948, après que l’Allemagne eut signé un traité de non-extradition avec la France. Ayant fait fortune dans le bâtiment à Düsseldorf après la guerre, il s’est fabriqué une planque à proximité de l’aéroport. Il habitait sur un immense terrain à partir duquel il pouvait rejoindre l’aéroport par quatre routes différentes, pour s’échapper en cas de besoin. En 1968, je lui ai demandé par lettre de me recevoir. Il m’a renvoyé vers le Standartenführer Sylvester Stadler, le supérieur direct de mon père. Avec Karl, nous avons rendu visite à Stadler à Aalen. Là, nous avons eu droit à des propos du type : «il faut laisser reposer les morts en paix»… On sentait très nettement la grande camaraderie entre frères de la SS. Moi, ça m’a dégoûté.

"Dans un excès de colère, j’ai brûlé tout ce qui avait trait à mon père"

Et vous avez continué vos recherches ?
J’ai posé des questions dans la famille. Mais il y avait toujours un grand silence sur Oradour. Sur mon père, les réponses étaient toujours biaisées. Il avait deux sœurs, l’une plus âgée et l’une plus jeune, et un frère plus jeune que lui. La sœur plus âgée vivait à Magdebourg. Elle avait épousé un type d’extrême gauche et elle ne me parlait que du socialisme. Sur mon père, elle se taisait. L’autre tante était une dame de la bonne société qui ne voulait pas parler de politique. Quant à l’oncle de Hanovre, le frère aîné de mon père, il refusait catégoriquement de parler de la guerre. A part ces gens, plus personne ne l’avait connu.

Rainer Diekmann
Rainer Diekmann © DR

Qu’avez-vous fait ensuite ?
Après la découverte de ce que mon père avait fait et la mort de ma mère, j’étais tellement sous le choc que, dans un excès de colère, j’ai brûlé tout ce qui avait trait à mon père, à l’exception de quelques photos. Mon frère m’encourageait à tout jeter aux ordures, à en finir avec le passé. Hélas, j’ai aussi brûlé deux lettres de mon père, même pas ouvertes, qu’il avait envoyées à ma mère après Oradour. Je voulais tout simplement en finir avec ça. C’était une manière de me protéger. Aujourd’hui je le regrette. Peut-être ces lettres auraient-elles pu répondre à certaines questions.

C’est un peu difficile à croire que quelqu’un qui cherche à comprendre l’attitude de son père brûlerait ces deux lettres sans les ouvrir?
Je vous le jure, j’ai n’ai pas même jeté un regard. J’ai seulement vu la date : une lettre du 18 juin et une autre trois jours plus tard. Chacune des lettres ne contenait qu’un seul feuillet. La croix de fer et d’autres objets personnels de mon père se sont retrouvés avec les lettres à la poubelle.

Quelles conclusions avez-vous tirées de vos recherches ?
Je continue à croire qu’un ordre venu d’en haut. A quoi s’ajoute le fait que le meilleur ami de mon père avait été assassiné dans des conditions abominables. Comme je l’ai déjà dit, je pense que c’est le caractère de mon père, ses accès de colère, qui l’ont poussé à agir.

De nombreux fils et filles de dirigeants nazis se sont exprimés sur leurs pères. Les uns veulent honorer quelqu’un qu’ils ont aimé, d’autres expriment toute leur haine. Quels sont vos sentiments envers votre père ?
Je n’irai pas jusqu’à parler de haine. Je lui accorde simplement cette caractéristique – purement fictive – qu’il doit avoir agi par colère.

N’est-ce pas une manière de l’excuser ?
Non, absolument pas. Son irascibilité n’est qu’une interprétation de ses agissements. Il n’y a aucune excuse à trouver.

Pensez-vous qu’il était un criminel par conviction ?
Je crois qu’il a d’abord rejoint la SS par rébellion contre son propre père. Mon grand-père paternel était le président de l’association des instituteurs de Prusse et il a été démis par les nazis en 1934. Mon père était un très mauvais élève, qui n’aurait jamais obtenu son bac dans une école normale. Il est donc allé à l’école Napola, l’école d’élite nationale-socialiste, et il s’est retrouvé pris dans l’engrenage. Il est entré assez vite dans la SS où il est devenu officier. Je n’ai pas les moyens de juger dans quelle mesure il était un nazi convaincu. Mais je pense qu’il acceptait l’idéologie nazie, y compris le racisme. Il répondait à ces critères dont le régime raffolait. Peut-être a-t-il tout simplement endossé de plein gré ce rôle de modèle.

Dans quelle mesure vos origines ont elles influé sur votre propre vie ?
J’ai toujours été violemment opposé à toute forme de violence. Dès l’âge de vingt ans, alors qu’Oradour n’était encore qu’un thème très vague dans mon inconscient, j’ai été objecteur de conscience pour ne pas faire l’armée. Depuis mon enfance, je me suis toujours dressé contre la guerre, les armes, la violence…

Vous est-il arrivé de vous réjouir du fait que votre père soit mort à l’époque ?
J’ai toujours pensé : «Dieu merci pour lui, et pour nous, il n’a pas survécu au national-socialisme.» Cela nous a certainement rendu la vie plus facile.

"On ne devrait plus pousser aucun Allemand à s’engager dans la guerre, que ce soit en Afghanistan ou n’importe où ailleurs"

Êtes-vous allé sur sa tombe en Normandie ?
Oui, je suis allé en Normandie dans le cadre d’échanges scolaires. Je suis rendu au cimetière militaire de La Cambe où repose mon père. Je n’ai rien ressenti du tout. Dans chaque cimetière militaire, quel qu’il soit, je ne vois toujours qu’une seule chose : les vies humaines gâchées.

Pourquoi avez-vous accepté seulement aujourd’hui de parler de votre père ?
Toute cette histoire continue de m’affecter au plus profond de mon être. Je veux m’en débarrasser. Et je crois qu’en tant qu’Allemands, nous devons dire : «Oui, nous avons fait beaucoup de mal dans le monde et nous ne voulons plus jamais nous retrouver dans la situation de devoir accomplir de tels crimes.» Je trouve que lors du traité 2 +4 en 1990, nous avons manqué l’occasion d’établir que la Bundeswehr ne ferait plus jamais d’opérations à l’étranger. Je pense que l’on ne devrait plus pousser aucun Allemand à s’engager dans la guerre, que ce soit en Afghanistan ou n’importe où ailleurs. Je suis furieux lorsque je pense à la situation des soldats là-bas et aux morts allemands.

Que diriez-vous à votre père s’il passait le pas de la porte ?
Je lui dirais : «Mais comment as-tu pu ? Ok, tu peux me dire que tu aurais été fusillé si tu n’avais pas obéi aux ordres d’en haut. Mais moi j’aurais préféré me retrouver devant le peloton d’exécution que d’agir comme tu l’as fait.»

Avez-vous parlé de votre père à vos enfants ?
Absolument ! J’ai une fille, un fils et un fils adoptif. Je leur ai tout raconté. Mais ce qui est le plus important pour moi a été de leur faire comprendre que je suis opposé à toute forme de violence et que je suis contre la guerre.

En vidéo, le récit de notre journaliste Régis Le Sommier

BIOGRAPHIE :

11 mars 1942 : naissance à Elbogen, près de Karlsbad (où les grands-parents maternels possédaient une entreprise de logistique et où les parents, Rainer et Hedwig, ont vécu après leur mariage en 1940.)

1946 : envoyé en Bavière avec sa mère et son jeune frère Uwe, né en 1943.

Enfance à Monheim/ Souabe.

Internat au Lycée d’Augsbourg.

1964-1970 : études de médecine à Munich.

Jusqu’en 2000 : médecine libérale en tant que pédiatre à Augsbourg.

Depuis 2000, réside majoritairement à Palma, dans les Îles Canaries, avec son épouse. Le couple a eu une fille.

«Les mystères d’Oradour. Du temps du deuil à la quête de vérité»

Par Régis Le Sommier, Ed. Michel Lafon

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