Paul Krugman : "La France est un malade imaginaire"

Paul Krugman : "La France est un malade imaginaire"
Paul Krugman donne une conférence de presse le 17 mars 2013 après avoir rencontré le vice-président de la Commission Européenne et le commissaire européen chargé des entreprises et de l'industrie, à Bruxelles. (DOMINIQUE FAGET / AFP)

Pour le prix Nobel d'économie, la France n'a pas besoin de plus d'austérité et l'Europe gagnerait à s'autoriser un peu d'inflation. Interview.

Par Sophie Fay
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Paul Krugman est un économiste américain, actuellement professeur à l'Université de Princeton et bientôt à la City University de New York. Il a reçu le prix Nobel d'économie en 2008.

La Banque centrale européenne a annoncé la semaine dernière une baisse de taux historique et une série de mesures pour pousser les banques à prêter de l'argent et éviter la déflation. Est-ce la fin de ce que vous appelez le "sado-monétarisme", cette politique qui n'aide pas l'économie à retrouver la croissance ?

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- Je l'espère. Sous la présidence de Mario Draghi, la BCE a changé. Elle se montre plus large d'esprit. Plus rien à voir avec la BCE qui montait les taux en 2010 alors que la crise était loin d'être terminée ! C'est donc un bon signe, même si ce n'est pas encore suffisant à mes yeux. L'économie européenne tourne à 5% en dessous de ses capacités. Et le déficit de croissance est concentré dans les pays du Sud, où il est catastrophique. Il faudrait au moins 2% à 3% d'inflation pour les aider.

En quoi l'inflation est-elle une solution ? On la présente souvent comme un impôt sur les pauvres...

- Il y a deux types d'opposition à l'inflation. Il y a ceux qui pensent que la hausse des prix menace le pouvoir d'achat en gommant les augmentations de salaire. C'est le cas du grand public. Mais c'est ce qu'on appelle l'illusion monétaire. En réalité, les salaires réels sont peu affectés par l'inflation. Celle-ci agit plutôt comme un impôt sur les créanciers, ceux qui ont des comptes en banque bien garnis, alors qu'elle aide ceux qui sont endettés. Et, en moyenne, les créanciers sont plus riches que les débiteurs.

Et puis il y a ceux qui redoutent un retour de l'hyperinflation de 1923 qui a miné la République de Weimar. Qu'ils se rassurent. Le FMI a étudié, il y a quelques années, la situation de la Grande-Bretagne après la Première Guerre mondiale. Elle a essayé vainement de rembourser la dette contractée pendant la guerre en revenant à l'étalon-or, c'est à dire sans inflation. La Grande-Bretagne n'a pas réussi à réduire sa dette, alors que dans le même temps la France, qui avait laissé filer l'inflation, a diminué sa dette et a connu une meilleure croissance.

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Historiquement, on sait que la combinaison d'une inflation basse, de l'austérité et de la dévaluation interne - la baisse du coût du travail - n'a jamais fonctionné pour remettre une économie en marche. Alors pourquoi appliquer cette recette pour résoudre les problèmes de l'Europe ? L'inflation n'est pas la panacée. Elle ne doit pas être trop élevée. Mais les perspectives européennes seraient nettement meilleures avec 3 % de hausse des prix au lieu du 0,5% actuel.

Cela va à l'encontre de la politique de modération salariale que les gouvernements soutiennent...

- Dans la zone euro, si vous baissez vos coûts plus vite que vos concurrents commerciaux, vous en tirez un avantage individuel. Mais il y a un vrai problème d'action collective. La modération salariale rendra la France plus compétitive face à l'Espagne, ou l'inverse, mais au niveau global, pour l'Europe, cela n'a pas de sens. C'est pour cela que la BCE doit faire ce qu'elle peut pour éviter une concurrence néfaste entre pays au sein de la zone euro.

L'inflation n'est-elle pas l'ennemie de l'emploi ?

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- Non, au contraire. Si l'inflation augmente dans la zone euro, elle sera sans doute plus forte en Allemagne et toujours faible en Espagne, où il y aurait un taux de chômage plus élevé. C'est exactement ce qu'il faudrait : l'Espagne regagnerait de la compétitivité par rapport à l'Allemagne. La France se situerait entre les deux. Mais on est encore loin de voir un tel phénomène se produire et les mesures que vient d'annoncer la BCE ne suffiront pas à le déclencher.

Contrairement au FMI ou à l'OCDE, vous estimez que nos économies ne retrouveront pas le niveau de croissance d'avant-crise. Pourquoi ?

- La croissance des années 2000 reposait sur deux phénomènes qui ne se reproduiront pas. Primo, le secteur privé, surtout les ménages, était dopé à la dette. Nous pensions que c'était durable, mais cela ne l'était pas. La consommation des ménages ne sera plus jamais aussi soutenue. Secundo, avant la crise, la population active augmentait rapidement. Or ce n'est plus le cas. Aujourd'hui, la population active européenne diminue. L'Europe a la même structure démographique que le Japon il y a vingt-cinq ans. Le niveau moyen de croissance sera donc forcément plus faible.

Entrons-nous dans un monde sans croissance, ce qui pourrait remettre en question le financement de l'Etat-providence ?

- C'est une question essentielle, notamment pour les jeunes. Ils évoluent déjà dans un environnement désastreux. Je crois malheureusement que nous allons connaître une longue période de dépression ou de faible croissance. Je ne vois pas d'où viendraient les bonnes nouvelles. Peut-être des investissements que nous pourrions décider de faire pour lutter contre le réchauffement climatique ? Le développement des énergies renouvelables pourrait être au XXIe siècle ce que la construction du chemin de fer a été autrefois et ce que les investissements dans les infrastructures de télécommunication ont été aux années 1990.

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Cela peut-il entraîner des conflits de génération ?

- Je crois plus à la lutte des classes qu'au conflit des générations. L'opposition n'est pas entre les jeunes et les vieux, mais entre ceux qui n'ont pas de patrimoine et ceux qui en ont.

Quels conseils donneriez-vous à François Hollande ?

- La France est devenue une hypocondriaque de l'économie, une sorte de malade imaginaire, toujours prête à croire qu'elle est en difficulté alors qu'elle ne l'est pas vraiment et à se laisser trop facilement intimider. Les marges de manoeuvre de la France sont limitées, puisqu'elle n'a pas sa propre monnaie, mais elle en a plus qu'elle ne le croit. Il n'y a pas de crise des finances publiques en France. Le pays n'a pas besoin de plus d'austérité et ne doit pas réagir à un ralentissement de la croissance par un nouveau tour de vis budgétaire. Mais elle n'a pas non plus les moyens de faire de la relance budgétaire.

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Et que dites-vous au prochain président de la Commission européenne ?

- Il doit s'entendre avec Mario Draghi. La Commission vit sur un mythe : pour elle, tous les problèmes économiques viennent de la crise des finances publiques qu'il faut résoudre puis la croissance reviendra toute seule. C'est complètement faux ! En poussant l'austérité pour tous, sans soutenir les efforts de relance, la Commission met en danger tout le projet européen. Elle est beaucoup plus dure que la BCE ou le FMI. Cela doit changer.

Cela plaide pour une candidature de Christine Lagarde à la présidence de la Commission européenne...

- Si Christine Lagarde affirme qu'elle continue à écouter les conseils d'Olivier Blanchard, le chef économiste du FMI, alors je suis d'accord ! Mais je ne sais quelle ligne elle suivrait à la tête de la Commission. Ce serait sans doute mieux que Jean-Claude Juncker...

Propos recueillis par Sophie Fay - Le Nouvel Observateur

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