« Le chanteur américain le plus injustement ignoré du XXe siècle » (dixit le New York Times), James Victor Scott, dit Jimmy Scott, est mort le 12 juin 2014 en son domicile de Las Vegas. Il avait 88 ans. Né le 17 juillet 1925 à Cleveland (Ohio), son talent singulier est identifié très tôt dans la chorale d’une église baptiste. Très tôt aussi, il bricole ici et là pour aider sa mère. Famille monoparentale, père buveur, biographie classique.
À 12 ans, il chante dans les clubs interdits aux mineurs. Une année plus tard (1938), sa mère meurt écrasée par un ivrogne, et le père s’en va pour de bon. La croissance de Jimmy Scott se bloque net (syndrome de Kallman), sa voix ne mue pas. Elle n’est plus celle d’un enfant. James Victor Scott devient « Little Jimmy Scott ». Frères et sœurs, il est chargé de famille.
En 1945, il vit à New York le premier acte de sa gloire. Jimmy Scott aura fasciné toutes les chanteuses (Sarah Vaughan, Abbey Lincoln, Nancy Wilson), tous les chanteurs, de Frank Sinatra à Marvin Gaye en passant par Prince, tous les musiciens, de Charlie « Bird » Parker à Lionel Hampton, Quincy Jones ou Mingus compris.
En 1955, il signe un album avec Ray Charles avant qu’un contrat léonin de Savoy Records, dirigé par Herman Lubinsky, ne ruine sa carrière. Situation qui se reproduit en 1969 avec Atlantic Records. Le portrait de femme afro-américaine en pochette de l’album The Source suffit à ce qu’on le retire des bacs.
Retour à Cleveland, boulots d’aide-soignant, de chauffeur de maître, ou de bagagiste, disparition totale. Le monde oublie sa voix d’ange déchiré, ce corps de petit homme que l’on n’a pas manqué de promouvoir pour des raisons ambiguës. Il disparaît du circuit une première fois. Avant de ressusciter d’éclatante façon, en 1991, soit trente ans plus tard. Il chante alors pour les funérailles de Doc Pomus, compositeur, son ami, qui avait suggéré son nom trois semaines avant. Bouleversé, comme toute l’assistance, Seymour Stein, producteur de Madonna, lui permet de signer un contrat pour cinq albums.
Ce retour, bien suivi en France par des programmateurs aussi perspicaces que Dany Michel – Jimmy Scott devient un habitué du club disparu de la rue Saint-Benoît, la Villa – dépasse le succès des années 1950.
Il devient la mascotte de David Lynch (Twin Peaks), Madonna, Lou Reed ou d’Antony & The Johnsons. Marié en décembre 2003 avec Jean McCarthy, il vit depuis 2007 à Las Vegas, après avoir reçu le National Endowment Jazz Master Award.
Le 13 avril 2007, lors d’une de ses ultimes prestations au Dizzy’s Club de Manhattan, rien n’avait changé de ses façons uniques : un jeu de mains aux battements d’oiseau ; l’engagement de tout l’être dans chaque chanson – chansons d’amour, de tristesse ou d’adieu… Chaque syllabe sculptée, la voix portant loin, le timbre haut, éclatant ou tragique, on en sortait comme d’habitude, ravagés, rassurés, ivres de reconnaissance.
La séduction que Jimmy Scott a pu exercer sur tous les professionnels n’a rien d’étonnant. Son éclipse de trente ans mériterait un rien de méditation. Par paresse, on disait de sa voix qu’elle était féminine. Resterait à se mettre d’accord sur le féminin. Comédien de jazz jusqu’au bout des ongles, il ne faisait ni gestes ni mimiques : son corps disait à cru la chanson que la voix finissait d’habiter.
Au rappel, il résumait son étrange parcours, en interprétant la chanson qui avait été un succès avant trente ans de petite mort : Everybody’s Somebody’s Fool. Passe encore qu’il n’ait pas de prédécesseur, ni dans la forme, ni dans l’expression. Jimmy Scott ne saurait avoir, sinon quelque médiocre imitateur, quelque successeur que ce soit. Cette incarnation personnelle est plus ou moins le fait de tous les artistes du jazz. Lui l’aura portée à un point sidérant. Quant au grand public, il ne lui reste plus qu’à en faire une idole. Ce qui, maintenant qu'il est mort, ne saurait tarder.
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