Les Tunisiens, ripailleurs invétérés, ne ratent jamais une occasion pour faire la fête dans une atmosphère de grande hypocrisie, se transformant, à l'occasion de la fête du mouton, en véritables moutons de Panurge.

Par Tarak Arfaoui

Chaque année avec l'échéance de l'Aid El Kebir, le sacrifice du mouton, un rite immuable pour les musulmans, se pose avec plus d'acuité, pour les Tunisiens en particulier qui, traditionnellement, ne dérogent pas à cette pratique, occasion immanquable pour faire la fête aussi coûteuse soit elle en oubliant de plus en plus sa symbolique religieuse.

Ce sacrifice qui commémore l'holocauste d'Abraham et qui n'est ni un rite spécifiquement musulman (célébré aussi par les juifs) ni une véritable obligation religieuse musulmane est étroitement ancré dans les moeurs tunisiennes.

Au fil du temps, du moins en Tunisie, on a finalement transformé cet acte en une fête gargantuesque synonyme de jeux pour les enfants, de festin culinaire pour les adultes et d'énorme trou dans le budget familial.

Pour les chefs de famille, l'appréhension de la fête de l'Aid est bien compréhensible en cette période de réduction du pouvoir d'achat, de marasme économique, de flambée des prix, de rentrée scolaire... et j'en passe. Le prix du mouton exorbitant ces dernières années est devenu véritablement inaccessible de nos jours pour la majorité de la classe moyenne.

Chaque années, en pensant à l'Aid El Kebir, je ne peux m'empêcher de poser les mêmes questions sachant que je n'ai nullement l'intention ici de polémiquer sur la portée spirituelle et sociale indiscutable de ce rite qui symbolise la soumission du croyant à Dieu.

Les difficultés économiques vitales que rencontre le pays autorisent-elles qu'on sacrifie, et c'est vraiment le cas de le dire, un cheptel de quelques centaines de milliers d'ovins le même jour à la même heure?

L'état précaire actuel de nos réserves en devises permet-il d'en importer de l'étranger des dizaines de milliers en les payant au prix fort?

A-t-on tiré la leçon du fiasco de l'importation des moutons de l'année dernière où quelques dizaines de millions de dinars en devises ont été dilapidés pour rien?

Est il logique que des banques et des sociétés étatiques ayant déjà de grandes difficultés financières se mettent à accorder des prêts pour l'achat des moutons?

Peut on se permettre une fastueuse ripaille nationale où tout le mouton se consomme de la tête jusqu'aux pieds en passant par les entrailles dans une frénésie culinaire invraisemblable alors que les ovins sont raisonnablement disponibles tout le long de l'année chez les bouchers?

Peut-on accepter de nos jours l'installation dans nos villes à l'occasion de l'Aid d'écuries à ciel ouvert en plein espace urbain à chaque coin de rue, délabrant l'environnement qui laisse déjà à désirer, par des amas d'ordures de toutes sortes et peut on encore tolérer les sacrifices des moutons dans des appartements des cours d'immeubles, des parkings et des espaces verts?

En dehors de ces considérations économiques et de salubrité publique, mesure-t-on encore la portée spirituelle de ce sacrifice? Je me demande combien de Tunisiens en l'an 2013 égorgent leurs moutons eux-mêmes, après avoir fait la prière de l'Aid sans passer par les services du fameux «jazzar» (boucher) et combien en font une offrande pour les pauvres?

En pratiquant cet acte en principe solennel, je doute fort que l'esprit ne soit plutôt accaparé par la perspective alléchante d'un bon couscous au «osbane» ou d'une succulente «ojja bil mokh»!

Rien qu'à la vue du tohu-bohu devant les débits d'alcool la veille de l'Aid, cela me conforte dans ma conviction que les Tunisiens, ripailleurs invétérés, bons vivants et «khobzistes» (apolitiques) dans l'âme ne ratent jamais une occasion pour faire la fête dans une atmosphère de grande hypocrisie, d'automatisme social et de suivisme instinctif, se transformant pour l'occasion en véritables moutons de panurge pour célébrer la fête du mouton.