En Iran, on a soif de culture sous la censure

Depuis la révolution islamique, le musée d'Art contemporain de Téhéran cache des milliers d'œuvres dans son sous-sol. Le nouveau pouvoir politique lui fera-t-il retrouver son prestige ? Les artistes iraniens prendront-ils leur revanche ? Le musée d'Art moderne de la Ville de Paris bénéficie d'ores et déjà d'un prêt de quelque deux cents de ces œuvres.

Par Lorraine Rossignol

Publié le 22 juin 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h15

Ils sont tous là : Picasso, Miró, Rothko, Pollock, Warhol, Bacon, Twombly, Soulages, Serra… En tout, quelque mille cinq cents tableaux des maîtres occidentaux de la modernité qui, sitôt l'interrupteur allumé, surgissent de l'obscurité des réserves, où ils attendent depuis des décennies. Une véritable caverne d'Ali Baba. Dans le parc alentour, une dizaine de personnages en bronze, signés Henry Moore, Max Ernst, Magritte ou Giacometti, semblent frappés du même sort. Sans compter les quelque deux mille œuvres d'artistes iraniens, tel le grand peintre Bahman Mohassess (1931-2010), ou Parviz Tanavoli (né en 1937), père de la sculpture moderne de son pays. Tout autour, la circulation fait rage, les mobylettes pétaradent et les klaxons retentissent. Mais le musée d'Art contemporain de Téhéran – le mythique TMoCA – reste plongé dans un profond sommeil.

En sortira-t-il un jour ? Nommé il y a trois mois par l'équipe de Hassan Rohani (le conservateur modéré élu président en 2013), le directeur de l'institution, Majid Mollanoroozi, s'en montre convaincu : « Ce musée doit retrouver son activité perdue, son prestige d'autrefois ! » Et d'afficher le programme : « Commencer par raccrocher la collection permanente, et reprendre les échanges avec les autres grands musées du monde. » De ce point de vue, le prêt exceptionnel du TMoCA au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, pour l'exposition « Unedited History, Iran 1960-2014 », en est un premier signal prometteur.

Musée d'art contemporain de Téhéran en 2009.

Musée d'art contemporain de Téhéran en 2009. ALFRED/SIPA

Car il y eut la révolution islamique. Qui, en même temps qu'elle chassa le shah (1919-1980) du pouvoir pour installer l'ayatollah Khomeyni, ferma les portes du TMoCA – à peine ouvert ! –, symbole de cette monarchie cosmopolite et de ses élites cultivées honnies par les révolutionnaires. « J'étais si inquiète pour les œuvres en quittant l'Iran ! » se souvient Farah Diba, l'épouse du shah, elle aussi en exil à Paris depuis. Car c'est à elle que revient l'entière initiative du TMoCA. « Notre civilisation était si riche, nous ne pouvions nous contenter de regarder les œuvres du passé, il fallait aider la création contemporaine et la stimuler ! » s'en explique-t-elle.

A l'exception d'un portrait d'elle signé Andy Warhol, lacéré par les révolutionnaires, et aujourd'hui perdu, les mollahs eurent l'intelligence de ne pas détruire ni céder les œuvres du TMoCA – bien que les grandes maisons de vente se soient aussitôt manifestées… Se « contentant » de fermer le musée pour un an, ils enfouirent ses collections en sous-sol – la moitié des œuvres étant jugées anti-islamiques ou pornographiques. Certes, il y eut les années Khatami (1997-2005) et leur relative ouverture. Le brillant Alireza Sami Azar – personnage à la Dalí – prit la tête du musée et organisa des expositions d'envergure internationale, dont une rétrospective Arman en 2003. Mais l'élection de Mahmoud Ahmadinejad, en 2005, vint briser net, une nouvelle fois, ce magnifique élan. Et le TMoCA retomba dans son silence.

Les temps changent

Or voici que les temps changent. Et, dans l'attente de mesures fortes promises par Rohani, tout ce que l'Iran compte de forces créatives a les yeux rivés sur le TMoCA, qui incarne à lui seul la passion des Iraniens pour les arts visuels : « Le musée peut jouer un rôle déterminant pour les prochaines années », affirme le graphiste Aria Kasaei. Dans cette Perse déjà millénaire lorsqu'elle fut islamisée, l'interdit de l'image ne pesa jamais tant que cela, et les arts graphiques (miniature, calligraphie…) fleurirent toujours merveilleusement. Ils continuent à leur manière aujourd'hui. Il n'est qu'à parcourir Téhéran, ville-monde étirée au pied de l'Elborz et de ses neiges éternelles, pour constater l'extraordinaire vitalité des images en tout genre : pancartes, enseignes, trompe-l'œil, fresques – et pas que des portraits de Khomeyni ou du Guide suprême !

Héritier de cette culture, le jeune graphiste au look raffiné, cofondateur du Studio Kargah, multiplie les créations d'affiches pour les troupes de théâtre ou les groupes musicaux de Téhéran. Il s'est aussi lancé dans la publication de livres, puisqu'il est à nouveau possible de publier en Iran. Mais ce qu'il souhaite plus que tout, c'est collaborer avec des artistes de l'étranger. « Le monde entier se montre désireux de travailler avec nous mais se décourage souvent à cause des visas, des difficultés à communiquer. Il ne doit pas baisser les bras mais nous aider à gagner notre liberté ! » Liberté ? Pour un peu, le mot serait ici tabou, tant la République islamique garde ses citoyens sous contrôle. Partout, policiers et miliciens surveillent, espionnent, interpellent. Les gens vivent dans la peur. Et les ­artistes les premiers, qui, faisant chaque jour l'expérience ­intime de l'autocensure, sont sans arrêt confrontés à la question de la ligne rouge à ne pas dépasser.

Ni mécènes, ni fondation

Là-haut, sur les hauteurs de Téhéran, la sinistre prison d'Evin a étouffé tant de cris. Nombre d'intellectuels, d'avocats, d'activistes, de journalistes, de blogueurs n'en sont jamais ressortis vivants. La plasticienne Neda Razavipour (et ses installations sur l'instabilité du pays), le caricaturiste Bozorgmehr Hosseinpour (qui ne peut publier ses croquis dénonçant la peine de mort que sur Facebook, où il compte plus de cent mille followers), ou encore la jeune photographe Tahmineh Monzavi ne le savent que trop bien. Depuis que celle-ci a été emprisonnée pour avoir photographié les prostituées et les drogués des quartiers sud de Téhéran, elle a abandonné la photo documentaire, cherchant encore sa voie entre vidéos et mises en scène photographiques comme celle dans laquelle elle pastiche Miss Iran. Soutenue malgré tout par la Silk Road Gallery, seule et courageuse galerie de photo de Téhéran ayant pignon sur rue, Tahmineh a néanmoins de la chance. Car il n'existe en Iran ni réseau, ni aide, ni mécènes, ni fondation. Alors les artistes s'organisent comme ils peuvent.

Série des Prostituées (1975-1977).

Série des Prostituées (1975-1977). Collection Kaveh Golestan Estate, Londres

Ce qui n'empêche pas la fête de battre son plein – il faut dire que les occasions de s'amuser restent limitées, à Téhéran, où il est interdit de danser dans les soirées privées, de boire de l'alcool ou d'écouter de la musique occidentale… Ainsi, les vernissages dans la capitale connaissent un succès phénoménal, tant auprès de l'intelligentsia que de la classe moyenne ou de la jeunesse dorée… au point d'occasionner des bouchons devant les galeries !

Un marché de l’art qui s’envole

C'est dire la soif de culture de Téhéran. « L'Iran est un grand pays de contes et d'épopées. Nous, les Iraniens, avons grandi en étant toujours poussés par les poètes à imaginer », explique la photographe star Shadi Ghadirian, célébrée à l'étranger mais ignorée en son pays. Ses clichés, qui mettent en scène ses compatriotes dans leur univers domestique et tâchent d'exprimer leur enfermement psychologique, figurent aujourd'hui dans les plus grandes collections internationales, la photo iranienne étant reconnue comme l'une des plus brillantes qui soient. Indice de cet appétit, le marché de l'art d'Iran s'envole, non seulement dans le monde, mais dans le pays même. « Dans cette économie ­fermée où l'on n'a plus confiance dans les banques, l'art est devenu une valeur ­refuge où investir, explique Amir Etemad, qui en plus de sa galerie de Téhéran (Etemad Gallery) vient d'en ouvrir une à Dubai. Les gens consomment ­énormément. »

Le TMoCA ne peut que bénéficier de cet engouement (même s'il s'agit ­essentiellement d'artistes commerciaux, des peintres pour la plupart), comme de l'ouverture du pays au tourisme, pris d'assaut ce printemps par les tour-opérateurs. De quoi commencer à briser l'isolement de la République islamique, qui, pour un peu, « ferait figure de tiers-monde, au regard de ses voisins du Golfe ou de la Turquie, où l'on ne compte plus les biennales ­internationales et les musées en tout genre. Quand on pense que l'Iran fut précurseur, et à la position qu'il pourrait occuper aujourd'hui ! », enrage Kamran Diba. Mais patience. Sa cousine l'impératrice Farah Diba s'en dit convaincue : « Un jour, les œuvres du TMoCA remonteront au grand jour. Et les artistes ­iraniens, quand ils seront libres, connaîtront encore plus de succès qu'aujourd'hui. » 


50 ans d’Iran à Paris

Assurances, transport, visas… Impossible d'énumérer les difficultés rencontrées par le musée d'Art moderne (MAM) de la Ville de Paris pour organiser « Unedited History, Iran 1960-2014 ». Une première ! Et un signal fort. Soit quelque deux cents peintures, photos, vidéos produites par des artistes historiques (Bahman Mohassess, Kaveh Golestan…) et contemporains (Barbad Golshiri, Tahmineh Monzavi…). Toutes, par leur conscience de l'actualité, leur inscription dans l'histoire, contribuent à reconstituer un panorama de l'Iran de ces cinquante dernières années. Captivant.

 

A voir

« Unedited History, Iran 1960-2014 », Jusqu'au 24 août 2014 au MAM de la Ville de Paris (16e). Tél. : 01 53 67 40 00.

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