A la télé, la musique n'est plus à la fête

Pendant que sur les chaînes musicales, la télé-réalité supplante les clips, les généralistes réduisent à peau de chagrin leurs programmes musicaux.

Par Erwan Desplanques

Publié le 24 juin 2014 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Le 1er août 1981, MTV naissait au son de Video Killed the Radio Star, des Buggles. La première chaîne musicale faisait une irruption tonitruante avec son armada de clips événements (Madonna, Michael Jackson, etc.) et ses fameux concerts unplugged (Pearl Jam, Nirvana). Trente-trois ans plus tard, YouTube semble avoir « tué » MTV, dont la musique n'occupe plus qu'une petite moitié de l'antenne, étouffée par le bruit autrement moins mélodieux d'une télé-réalité braillarde (les grosses cylindrées de Pimp my Ride, les orgies de Jersey Shore). En 2010, la chaîne américaine a même retiré l'expression « Music Television » de son logo, comme si elle se sentait soudain trop vieille, à 30 ans, pour assumer sa passion pour la pop. Ou comme si l'étiquette était devenue trop risquée. En France, les autres chaînes musicales se sont métamorphosées en petites chaînes généralistes pour ados, coupant le robinet à clips pour mieux ouvrir celui de la télé-réalité. MCM est devenue la « chaîne 100 % mec », M6 Music a troqué son slogan « la chaîne 100 % hits » pour « la chaîne du divertissement ». Les clips ont été relégués en cinquième partie de soirée et l'audience a baissé de 18 % en sept ans. A tel point que l'idée même de chaîne musicale semble aujourd'hui intenable.

« On est pris en étau entre l'abondance de chaînes gratuites et un Internet sans foi ni loi », résume Gérald Brice-Viret, directeur chez Lagardère des chaînes MCM et Virgin Radio TV notamment. « Le modèle est cassé », confirme Thierry Cammas, patron de MTV France, qui pointe la responsabilité des maisons de disques. « Du jour au lendemain, le nouveau clip d'Eminem ou de Britney Spears n'a plus été lancé en exclusivité sur notre chaîne, mais versé gratuitement dans le flot pléthorique d'Internet. C'en était fini de la rareté, qui faisait notre force. Aujourd'hui, la musique est devenue un bruit de fond permanent. » Trois jeunes sur quatre écoutent des morceaux en streaming, dont 86 % sur YouTube. Les plates-formes vidéo et les blogs obtiennent facilement les clips en exclusivité, et la télé peine à trouver la parade.

“La musique fait fuir les téléspectateurs”

MTV a tenté d'élargir son audience avec ses déclinaisons MTV Pulse (rock), MTV Base (hip-hop) et MTV Idol (vintage). Les chaînes de Trace se concentrent sur le rap, les musiques urbaines et tropicales, s'épargnant ainsi une concurrence trop frontale avec Internet – « Bon courage si vous voulez écouter du zouk sur YouTube ! » lance son directeur adjoint, Antoine Michel. S'il reconnaît qu'il est devenu difficile de faire payer pour des clips, le patron de Trace n'est pas si alarmiste. « Le clip, c'est super pour commencer, mais l'audience plafonne très vite, il faut inventer autre chose, proposer des émissions, créer des événements, se diversifier. » Il a lancé cette année une grande cérémonie hip-hop, façon MTV Music Awards. Et inaugurera en septembre une chaîne personnalisée (MyTrace), dont l'algorithme sélectionnera pour vous les morceaux susceptibles de vous plaire. « La télé musicale n'est pas morte, il faut juste la renouveler », confirme Thierry Cammas. Encore faut-il en avoir les moyens ; une émission à succès type The Voice (TF1) coûte chaque semaine un million d'euros à produire ! Quand le budget de la chaîne principale de Trace culmine à deux millions d'euros par an.

Certains programmateurs sont moins optimistes. « La musique fait fuir les téléspectateurs, explique l'un d'eux. Surtout la découverte. Le public n'aime que ce qu'il connaît. Moins on diffuse de clips différents, plus on fait d'audience. Le plus rentable, c'est de faire tourner uniquement les tubes du top 40. » Ainsi les chaînes ont-elles tendance à se standardiser sur le modèle de NRJ Hits, première chaîne musicale du câble-satellite. « Elles se battent à qui fera le plus de bourrage de crâne, se plaint une responsable promo d'Universal Music. Il n'y a plus de prise de risque ni de découverte de talents. » Certains clips sont matraqués entre quatre et six mille fois dans l'année (Zaz détient le record de 2010 avec 8 055 rotations !) et les artistes émergents restent invisibles à l'écran.

Le constat est encore pire sur les chaînes gratuites de la TNT qui, selon le Syndicat national de l'édition phonographique (SNEP), « ne respectent pas leurs obligations fixées par le CSA ». En 2005, de nombreux groupes s'étaient pourtant battus pour obtenir une fréquence et faire vrombir une télévision que le CSA voulait transformer en juke-box. NRJ lançait NRJ12 ; M6, sa filiale pop W9 ; MCM misait sur Europe 2 TV (devenue Virgin 17, puis Direct Star sous Bolloré, avant d'être rebaptisée D17 par Canal+). Les programmes musicaux à la télévision furent soudain multipliés par cinq ! Avec un record de dix-neuf mille heures consacrées au rock ou à la chanson en 2007 !

Les concerts ? Entre minuit et six heures

Mais ces nouvelles chaînes ont vite rangé les tambours et les trompettes promis au CSA pour expérimenter d'autres programmes. Des séries, des anime et des rogatons de télé-réalité refusés par TF1 ou M6. Aux heures de grande écoute, la musique a presque disparu, remplacée par Friends ou Commissaire Moulin (D17), Tellement vrai ou Les Anges de la télé-réalité (NRJ12). Entre 2007 et 2009, W9 et France 4 ont réduit de moitié la place de la musique en prime time. Les clips ont été catapultés dans la nuit noire. Les concerts aussi : 80 % d'entre eux sont diffusés entre minuit et 6 heures du matin ! En première partie de soirée, nos chances d'apercevoir un artiste jouer en live sur une chaîne gratuite se réduisent même à 0,3 % !

« On réalise que la plupart des dossiers de candidature musique pour la TNT n'étaient que des alibis, des prétextes pour fabriquer ensuite à bas coût des minigénéralistes trash », persifle un concurrent. En 2013, le CSA mettait en garde M6 pour non-respect de ses obligations (1). Et livrait une grande étude sur la place de la musique à la télévision, déplorant une baisse de son exposition de 22 % entre 2007 et 2012 – et de 66 % entre 20 heures et 23 heures !

Car entre-temps, les chaînes traditionnelles ont elles aussi réduit la voilure. La meilleure émission de live, One Shot Not (Arte), présentée par Manu Katché, a été interrompue en 2011, faute d'audience. La plus célèbre, Taratata (France 2), a disparu en 2013. France Télévisions – qui ne consacre que 1 % de son budget à la musique, et seulement 3 % de ses programmes – propose encore Alcaline (France 2) ou Monte le son (France 4), mais a déplacé une bonne partie de ses ambitions musicales sur France Ô ou sur son site CultureBox (bien foutu, mais aux audiences confidentielles). France 2 n'ose plus s'aventurer sur le créneau de la découverte : « Si on ne leur propose pas Patrick Bruel ou Yannick Noah en plateau, ils paniquent », confie un membre de la production d'Alcaline. L'artiste qui eu le plus de promo sur la chaîne en 2012 ? Enrico Macias, avec quarante-sept passages dans huit programmes différents !

Soupe pour préados

Officiellement, quatre mille artistes ont droit chaque année à un passage à la télévision (chiffres de l'Observatoire de la musique), mais lorsqu'on zappe d'une chaîne à l'autre, le matin ou la nuit, sur W9 ou D17, on tombe essentiellement sur Stromae, Maître Gims et un peu de soupe pour préados. Où sont passés les Brigitte Fontaine, Alex Beaupain, Agnès Obel, Babx ou Jagwar Ma que Télérama défend à longueur de pages ? Eventuellement en live chez Frédéric Taddeï (France 2 ), Antoine de Caunes (Canal+) ou Anne-Sophie Lapix (France 5) – pour deux petites minutes grappillées en fin d'émission. Sinon ? Quasi exclusivement sur les plates-formes YouTube ou Vevo, au risque de ne jamais rencontrer le grand public. « C'est un scandale démocratique, s'est indigné le président de la Sacem, Jean-Noël Tronc, lors d'un récent débat entre professionnels pour trouver des solutions. Pour les musiciens, la télévision est une question de vie ou de mort. C'est un moyen de prescription bien plus fort qu'Internet. » Un jeune groupe comme La Femme a gagné 135 places dans le top iTunes après sa prestation aux Victoires de la musique, sur France 2. Ibrahim Maalouf, 107. La télé n'est pas toujours l'assurance de toucher le graal – le groupe Granville n'a vendu que vingt disques après son passage, en avril 2013, dans l'émission de Laurent Ruquier sur France 2, On n'est pas couché – mais ça aide. « Avec la place que la télévision accorde aujourd'hui à la musique, Bashung, Souchon ou Téléphone n'auraient pas connu la carrière qu'ils ont eue ! » jure le patron de la Sacem. L'Observatoire de la musique doit annoncer une nouvelle baisse de la place de la musique à la télévision pour 2013. A ce stade, il ne s'agit plus de fausse note, mais bien d'un couac qui semble ouvrir une marche funèbre.

 


Web, le chant des possibles


Le dernier phénomène musical français, Fauve, a explosé en refusant la promo télé, comptant sur la seule force virale de ses clips mis en ligne sur YouTube. Des vidéos soignées, beaucoup moins chères à fabriquer qu'il y a dix ans, qui rivalisent d'inventivité pour sortir du lot. « Internet ouvre le champ des possibles », s'enthousiasme l'artiste canadien Vincent Morisset. En 2004, il a réalisé le premier clip interactif de l'histoire pour le groupe Arcade Fire (on agit sur la vidéo en manipulant la souris), avant de récidiver pour les Islandais de Sigur Rós. « Privilégier Internet était cohérent avec l'histoire d'Arcade Fire, qui a d'abord été découvert par les blogs. Je ne pensais pas révolutionner le clip, j'ai agi par pragmatisme, constatant que MTV ne diffusait plus que de la télé-réalité. » Economiquement, ce que les artistes touchent en gains publicitaires sur YouTube (en gros, un euro pour mille vidéos vues) ne compense pas totalement ce qu'ils auraient gagné en droits Sacem si leurs clips étaient passés à la télévision. Et ce modèle n'est pas sans risques (avec un bras de fer régulier entre les majors et YouTube sur les questions de monétisation). Mais certains labels y trouvent leur compte, fatigués du fonctionnement opaque de la télévision (sur le choix des artistes), de ses normes techniques fastidieuses ou de ses règles absurdes. « Il est par exemple interdit de boire de l'alcool ou de fumer dans un clip diffusé sur M6 ou W9, grince un directeur artistique de Sony Music. Si dans une scène de voiture, le conducteur n'a pas sa ceinture de sécurité, la vidéo est tout simplement refusée ! »

(1) Canal+ et M6 ont plaidé auprès du CSA pour assouplir les règles (50 % de musique sur W9, 75 % sur D17), estimant qu'une chaîne strictement musicale ne peut pas être rentable.

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