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Billet de blog 25 juin 2014

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Fensch, les hauts-fourneaux ne repoussent pas

Le livre d'André Faber appartient à une catégorie peu fréquente, le récit illustré - le texte et les illustrations s'y entremêlent, s'y épaulent - mais ce n'est pas une BD, puisque le texte l'emporte sur les dessins ; et, pourtant, le texte a besoin de ces illustrations aux traits anguleux, dont les teintes noires et grises et blanches font écho aux tonalités même de l'écriture.

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Le livre d'André Faber appartient à une catégorie peu fréquente, le récit illustré - le texte et les illustrations s'y entremêlent, s'y épaulent - mais ce n'est pas une BD, puisque le texte l'emporte sur les dessins ; et, pourtant, le texte a besoin de ces illustrations aux traits anguleux, dont les teintes noires et grises et blanches font écho aux tonalités même de l'écriture.

                            Il est l'occasion de nous replonger dans l'histoire toujours douloureuse de la désindustrialisation de l'Est de la France - la vallée de la Fensch. Il évoque son enfance à l'ombre des hauts- fourneaux, une vie tout entière dédiée à la sidérurgie - "car l'usine est partout. Du centre d'apprentissage au commerce coopératif, des colos pour les enfants aux jolis cadeaux de Noël, des remises pour l'achat d'une voiture aux repas des médaillés du travail, de la paire de chaussures de sécurité à la boisson désaltérante en été. Maison d'ouvriers, écoles, salles des fêtes, gymnases, piscines, églises, routes et même hôpitaux, c'est le patron qui rince. L'usine c'est le bonheur garanti." (p.71/2) J'ai connu ça dans le bassin minier du Nord. La vie d'André est programmée. Tu seras ouvrier, mon fils. "Pendant les vacances de Pâques, un soir, mon père m'emmène visiter son usine. Enfin, "son usine", c'est comme ça qu'il l'appelle. Le froid, le bruit, l'odeur du fer - on dirait une poignée de punaises écrasées - me saute à la figure. (...) Ici il est chez lui, parfaitement épanoui." (p.54)

                            Echapper à ces déterminismes, rien n'est moins assuré et André connaîtra, lui aussi, les départs, à vélo, dans les petits matins gris pour rejoindre l'usine ou le chantier dont il reviendra, le soir, épuisé, le corps encrassé et l'esprit vidé."Les gars partent au travail dans le noir, reviennent chez eux dans le noir. La plupart en bicyclette. Roue dans la roue, chacun suit la lumière del'autre. Qu'il vente ou qu'il pleuve, la file des ouvriers s'étire par paquets sur le chemin de l'usine. Plus nombreux qu'au Tour de France, ils viennent de partout,des villages avoisinants, des cités ouvrières, parfois ils font plus de vingt bornes."( p.35) Mais que faire d'autre ? c'est le drame du père, après son accident, celui des ouvriers forcés de partir en pré-retraite, celui de toute une région qui se demande comment survivre quand les usines ferment parce qu'elles ne sont plus assez rentables pour des actionnaires qui vivent sous d'autres cieux. André a d'autres désirs et c'est cela qui lui permettra, après des années de galère, de s'en sortir, de se sauver à tous les sens du terme - il aime la musique, il aime dessiner. Mais c'est une trahison aux yeux de ses parents.

                             Nul misérabilisme dans ces pages mais un humour tendre et rageur tout à la fois qui témoigne de la souffrance des hommes et de leur aliénation par ce système qui épuise leurs forces et les rejettent quand ils n'ont plus rien à donner. Personne ne peut rendre ces bruits, ces odeurs, cette poussière qui colle au corps même, cet épuisement au terme de la journée de travail et en même temps cette dignité, cette fierté de la tâche accomplie s'il n' a pas connu cela dès l'enfance. Même Robert Linhart, dans l'établi, un des plus beaux textes sur la condition ouvrière qui ait été écrit, ne peut effacer le fait qu'il n'est, dans l'usine, que de passage. L'usine, elle fait encore partie d'André Faber, il y est accroché par  toutes les fibres de son corps et pas seulement par les souvenirs de son enfance ; elle est toujours là jusque dans sa manière d'en parler, jusque dans son patronyme - faber, en latin, c'est l'ouvrier !

                          A lire pour tous ceux qui croient pouvoir théoriser sur le monde du travail sans en avoir l'expérience pratique. A lire pour garder mémoire de ce qui s'est défait. A lire parce que c'est un chouette bouquin.

                                                                                           André Faber, Fensch Les hauts- fourneaux ne repoussent pas, éd. François Bourin

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