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EnquêteClimat

Les marchés financiers spéculent sur les catastrophes que provoquera le changement climatique

Jouer sur les catastrophes naturelles à venir pour s’assurer un bon rendement quand les marchés boursiers flageolent : c’est la dernière mode chez les assureurs et les financiers. Bienvenue dans le monde des cat bonds, les placements sur la catastrophe !

On connait Axa, cette compagnie française d’assurances qui est une des premières du monde. Mais qui sait qu’en novembre dernier, Axa a battu un record en matière de levée d’argent sur les marchés financiers ? Pour se prémunir contre les risques de tempête en Europe, l’assureur français a émis une « obligation-catastrophe » (en anglais « catastrophe bond » ou « cat bond ») de 350 millions d’euros, un montant record en Europe.

Le deal avec les investisseurs est simple. Si d’ici fin 2016 ou d’ici fin 2017 (le cat bond d’Axa se décompose en deux classes de 185 millions et de 165 millions), aucune tempête n’occasionne de dégâts dépassant le seuil prévu dans le contrat, ils empochent leur rémunération (2,60 % pour les obligations de classe A et 2,90 % pour celles de classe B, un « coupon fixe » auquel s’ajoutent les intérêts du capital). Dans le cas contraire, ils peuvent perdre jusqu’à l’intégralité de leur mise.

Les risques de tempête ont été simulés et correspondent à deux tempêtes exceptionnelles survenant sur la côte Atlantique tous les 150 ans ou tous les 200 ans. L’arbitre est Perils, une société suisse indépendante qui collecte les informations relatives aux sinistres et émet la plupart des indices utilisés en Europe pour déclencher les cat bonds.

On le voit à cet exemple, les contrats d’assurance transformés en action que sont les « obligations catastrophe » sont une affaire de spécialistes. « L’émission d’un cat bond réunit autour de la table l’émetteur, ses juristes, des banquiers conseils et des experts en modélisation climatique car les catastrophes sont assurées dans des conditions techniques et financières très précises », explique Lofti Elbarhdadi, directeur du secteur Assurances de l’agence de notation Standard & Poor’s.

Une banque d’affaires part ensuite lever les fonds lors des « road shows » qui réunissent les investisseurs potentiels. « Les investisseurs sont en majorité des fonds avec une forte compétence en gestion et évaluation des risques de catastrophes naturelles », indique à Reporterre Thomas Kretzschmar, directeur des opérations de réassurance d’Axa Global P&C, la branche spécialisée dans les opérations de réassurance.

La nature : un marché comme un autre

Après le cyclone Andrews, en 1992

Ce petit bijou d’ingénierie financière n’est pas une nouveauté. Les assureurs se prémunissent contre les catastrophes naturelles majeures grâce aux cat bonds depuis une vingtaine d’années. « La plus grande partie des couvertures contre ce type d’événement est placée auprès de ré-assureurs traditionnels mais les marchés financiers offrent une alternative à ce mode de cession », explique Thomas Kretzschmar (Standard & Poor’s évalue le marché mondial des cat bonds à 17 milliards de dollars alors que l’on estime à 350-400 milliards les montants globaux destinés à l’assurance).

Michael Diez, spécialiste de l’assurance enseignant à Paris VIII, fait remonter leur origine au passage d’Andrew en Floride en 1992 qui provoqua pour plus de trente milliards de dollars de dégâts dont les deux tiers ont donné lieu à une indemnisation.

« L’industrie de l’assurance a vite compris la leçon. Elle s’est tournée vers les marchés financiers pour trouver de nouvelles sources de financement et leur transférer une partie des risques que représente pour elle le coût exorbitant de certaines catastrophes naturelles », explique-t-il.

Plus de deux cents cat bonds ont été émis depuis, toujours pour de courtes durées (2 à 3 ans maximum) principalement aux Etats-Unis mais aussi en Europe et en Asie notamment au Japon. « Leur marché a été en expansion constante jusqu’en 2007, puis il a connu une décélération en raison de la crise avant de repartir à la hausse depuis trois ans boosté par la faiblesse des taux d’intérêt », observe Lotfi Elbarhdadi.

Les fonds sont attirés par ces produits qui leur permettent de diversifier et d’équilibrer leurs portefeuilles. Il faut savoir qu’une caractéristique importante d’un portefeuille boursier est son degré de diversification qui permet d’atteindre un juste milieu entre le risque et la rentabilité.

« Or il n’y a pas de corrélation entre une tempête ou un tremblement de terre et les hauts et les bas du dow jones ou du CAC 40 », explique Michael Diez. Autrement dit, les cat bonds permettent aux financiers d’être moins dépendants des cycles des marchés boursiers usuels.

Les investisseurs apprécient d’autant plus les « obligations catastrophe » qu’elles peuvent être très rentables. « Les rendements des cat bonds varient d’un peu moins de 2 % à plus de 15 % en fonction du niveau de risque », indique Thomas Kretzschmar.

Entre 2007 et 2012, les cat bonds (ligne rouge) ont connu un meilleur rendement que les marchés boursiers (source : Swiss Re)

Un marché, le Catex pour Catastrophe Risk Exchange leur est dédié. Leur valeur fluctue en fonction de la plus ou moins grande probabilité que la menace se réalise et en fonction de l’offre et de la demande du titre concerné. Il arrive que des titres continuent de s’échanger à l’approche d’une catastrophe ou au cours de son déroulement, par exemple lors d’une canicule en Europe ou d’un ouragan en Floride.

« Il arrive aussi que les investisseurs perdent leur mise (l’obligation catastrophe fait alors « défaut » ou « rencontre son risque ») mais c’est très rare : cela ne s’est produit qu’une dizaine de fois dans l’histoire des cat bonds, ce qui montre combien les conditions qui prévalent au paiement sont spécifiques. Les assureurs n’ont recours aux obligations catastrophe que pour se couvrir face à des évènements vraiment exceptionnels », relève Razmig Keucheyan.

La réponse de l’industrie de l’assurance au dérèglement climatique

Maître de conférence à la Sorbonne, il vient de publier La nature est un champ de bataille, un essai dans lequel il dénonce la prolifération des produits financiers « branchés » sur la nature, « obligations catastrophe » mais aussi « marchés carbone », « droits à polluer » ou « dérivés climatiques ».

Il considère les obligations catastrophe particulièrement symptomatiques de cette dérive. « Elles sont à l’intersection des deux bouleversements majeurs de notre société, le changement climatique et la financiarisation, c’est-à-dire la tendance à fonctionner sur la base d’un appel constant aux marchés financiers », explique-t-il.

Il y voit la réponse de l’industrie de l’assurance au dérèglement climatique. « Devant la hausse des coûts assurantiels, les assureurs ont compris que le changement climatique augmentait le nombre et l’intensité des catastrophes naturelles et ils cherchent à diversifier et à augmenter leurs ressources », explique le chercheur.

On peut évidemment douter que cette réponse soit la bonne. « Imaginer confier à la finance la gestion et la régulation des risques naturels est une aberration ! », s’insurge Maximes Combes.

Celui-ci, économiste et membre d’ATTAC, est catégorique : « Les mathématiques financières et économiques sont incapables de tenir compte du caractère immense et dramatique des risques encourus avec les catastrophes climatiques et le système financier international n’est pas de nature à assurer suffisamment de stabilité, de cohérence et de résistance face à un risque systémique de cette importance ».

Les cat bonds restent pour l’instant l’apanage des pays riches (75 % d’entre eux, selon Standard & Poors, sont émis pour se prémunir contre les ouragans aux Etats-Unis) et donc un moindre mal.

Mais en faisant du lobbying pour déployer le système des cat bonds dans les pays pauvres (lire ci dessous), la Banque mondiale joue avec le feu. « Il faut dans ces pays des mécanismes assurantiels face aux changements climatiques mais les moyens financiers doivent être mutualisés au sein de la Convention cadre sur les Nations Unies sur le climat et non pas confiés à quelques grands assureurs privés et aux marchés financiers », insiste Razmig Keucheyan. Ce sera à n’en pas douter l’un des sujets chauds de la conférence Paris Climat 2015.


LA BANQUE MONDIALE PROMEUT LES OBLIGATIONS CATASTROPHE DANS LES PAYS PAUVRES

Typhon Haiyan aux Philippines en 2013

« Les Philippines se préparent aux cat bonds sous l’égide de la Banque mondiale » titrait le 11 avril 2014 Artemis (Alternative Risk Transfer, Catastrophe Bond and Weather Trading Market), le site favori des investisseurs attirés par les produits d’assurance climatique.

La Banque mondiale essaie de vendre à des pays à risques l’idée de proposer aux marchés financiers leurs propres obligations catastrophe. « Le Mexique a émis à partir de 2006 les premier cat bonds « souverains ». Il est désormais question de faire de même aux Philippines et au Chili mais la faiblesse de ces Etats fait craindre que ces cat bonds se mettent en place dans des conditions extrêmement favorables au secteur privé », s’inquiète Razmig Keucheyan.

L’exemple du programme mexicain, dit « Multicat » car il couvre une multitude de catastrophes (ouragans, glissements de terrain, séismes, …) ne prête en effet pas à l’optimisme. Chaque fois qu’une catastrophe frappe le Mexique, l’agence AIR chargée de mettre en place les paramètres de déclenchement de l’obligation (le seuil de gravité au-delà duquel les investisseurs perdent leur mise) détermine si l’événement correspond aux paramètres établis par les contractants.

« Comme par hasard, cela n’a jamais été le cas », relève Razmig Keucheyan. En avril 2010, un séisme a ravagé l’Etat de Basse-Californie, mais son épicentre se trouvait au nord de la zone couverte par le « cat bond ». De même un ouragan a frappé deux mois plus tard l’Etat de Tamaulipas mais sa puissance était inférieure au seuil prédéterminé et Mexico a continué à payer leur prime aux investisseurs sans voir la couleur de leurs dollars.

Les tempêtes hors "CAT NAT" en France

Axa n’est pas le seul assureur français à avoir émis une obligation catastrophe. Groupama a fait de même en juillet 2013 en levant sur les marchés un cat bond de 280 millions destiné à diversifier ses couvertures tempêtes en France. Si les inondations, les séismes ou encore les avalanches sont couverts en France par la loi relative à l’indemnisation des catastrophes naturelles, ce n’est pas le cas des tempêtes, de la grêle ni du poids de la neige.

« Ce sont des garanties hors « CAT NAT » c’est à dire assurables aux conditions du marché. Les assureurs sont libres d’émettre des obligations catastrophe ou de faire appel à la ré-assurance pour se couvrir. La garantie CAT NAT est par contre encadrée par l’Etat qui décide des taux de surprimes », rappelle David Bourguignon, de la Mission des sociétés d’assurance pour la prévention des risques naturels (MNR).

Ainsi 12 % de tous les contrats « dommages » est dédiée en France à l’assurance des catastrophes naturelles. « La moitié de ces primes est collectée par la Caisse centrale de ré-assurance (CCR), ré-assureur publique qui a la garantie illimitée de l’Etat et qui rembourse la moitié des dégâts voire davantage en cas de catastrophe naturelle », rappelle-t-il.

Les modélisations ont montré qu’il faudrait un événement vraiment exceptionnel tel que la crue de la Seine en 1910 pour que l’Etat y soit de sa poche.

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