En rentrant chez lui après le travail, le 17 avril 1973, Ali Elakermi, 22 ans, est attendu par trois membres des services secrets. "Ils disaient vouloir voir les livres que je possédais, se souvient-il. Ils en ont pris cinq ou six et m'ont demandé de les accompagner pour répondre à quelques questions." Pour ce fils de paysan, membre d'un parti politique islamiste, c'est le début d'un calvaire long de trois décennies dans les geôles de l'ancien maître de la Libye Mouammar Kadhafi, renversé en 2011.

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Le Cheval Noir

Après un bref séjour au commissariat, Ali Elakermi est transféré à la prison centrale de Tripoli, surnommée le Cheval Noir. "L'entrée donnait accès aux deux ailes du centre de détention : à gauche la section civile, à droite celle de la police militaire, connue pour sa pratique de la torture. "J'ai prié intérieurement pour être dirigé vers la gauche, confie Ali Elakermi. On m'a envoyé à droite..."

Le surlendemain le directeur de la prison, suivi de plusieurs matons, fait son entrée dans le quartier des prisonniers politiques. "Ils nous ont obligé à nous étendre sur le sol et à lever les jambes. Les coups de pieds, de bâton et de câbles électriques ont commencé à pleuvoir. Le supplice a duré trois jours. C'était leur façon de nous rendre dociles, soumis, à force d'épuisement et de douleur. Autre méthode de torture: on nous suspendait des heures durant par les bras à la fenêtre de la cellule; d'autres fois, on lançait sur nous des chiens dressés pour s'attaquer aux prisonniers. Aux violences physiques s'ajoutaient les injures; nous étions qualifiés de traîtres à la patrie, on nous obligeait à insulter notre parti".

Purifier la société de tous ses "malades": les opposants

L'année précédente, Mouammar Kadhafi, arrivé au pouvoir lors d'un putsch en 1969, a fait promulguer une loi de "protection de la révolution" qui interdit tous les partis politiques. Le chef du Conseil de commandement de la révolution choisit le jour de l'anniversaire de la naissance du Prophète Mohammed, le 15 avril 1973, pour proclamer, à Zouara, à l'ouest du pays, la "révolution culturelle". Il annonce l'abolition de toutes les lois et la purification de la société de tous les "malades" que sont, selon lui, les opposants. Il s'en prend aux partis baasiste, trotskiste, communiste, aux Frères musulmans et au parti de la libération islamique -une formation internationaliste concurrente des Frères Musulmans, fondée en Jordanie en 1952- auquel appartient Ali Elakermi.

Le Cheval Noir abrite environ 400 détenus politiques, regroupés dans des cellules de 12 à 14 personnes, militants de toutes tendances politiques. Toutes les communautés sont également présentes (arabes, berbères...) L'obsession de Kadhafi d'écarter les intellectuels a conduit derrière les barreaux une bonne partie de l'élite administrative et professionnelle du pays: avocats, médecins, ingénieurs, scientifiques.

Les conditions de vie sont abjectes. Les rations alimentaires permettent tout juste de survivre. Plus d'une centaine de détenus contractent la tuberculose; une vingtaine d'entre eux en périssent. "En plus des séances de torture, nous étions soumis à un supplice plus sournois: des haut-parleurs installés dans chaque cellule diffusaient à plein volume des discours du "guide de la Révolution", des injures contre les prisonniers où des couplets de chanteurs officiels nous insultant, nous qualifiant d'agents de l'Ouest. Certains prisonniers ont perdu la raison".

"La solidarité régnait parmi nous, quelles que soient nos orientations politiques"

"Pour déjouer leur volonté de nous briser, nous nous nous sommes imposé une discipline rigoureuse. Nous avions instauré un pacte afin de ne pas recourir à la force. Ceux qui en venaient aux mains étaient mis à l'index, plus personne ne leur adressait la parole. De la sorte, pendant toutes ces années, les gardiens ne sont jamais intervenus dans les conflits entre prisonniers. Une forte solidarité régnait parmi nous, quelles que soient nos orientations politiques. Dans les périodes où les familles étaient autorisées à nous apporter des provisions, les colis étaient partagés à parts égales entre ceux qui en avaient reçu et les autres."

"Plusieurs d'entre nous ont appris des langues étrangères pendant toutes ces années de captivité. J'avais appris le français pendant une partie de mon enfance en Tunisie. Je l'ai enseigné à un codétenu, qui de son côté m'a appris l'italien".

En plus des militants de partis politiques bannis, des officiers accusés d'avoir planifié un coup d'État contre Kadhafi sont également incarcérés au Cheval Noir. "Ceux-là ont été torturés d'une façon indescriptible, se remémore Ali Elakermi, la voix étranglée. "On leur tailladait les genoux avec des lames de rasoir puis on leur mettait du sel sur les plaies. Les bourreaux leur ont arraché ongles et dents. Ils ont été torturés avec des tiges de fer chauffées à blanc. C'était insoutenable."

A cette époque, Kadhafi, ne contrôle pas encore le pouvoir de façon absolue. Il n'a pas les mains totalement libres. Trois mois après la vague d'arrestation d'avril 1973, sous la pression des familles, les détenus sont transférés vers une prison civile. Au bout de huit mois, un certain nombre d'entre eux sont libérés. A l'exception des communistes, des trotskistes et des islamistes.

Le juge innocente les accusés: il est expulsé

En 1974, les quelque 150 prisonniers politiques toujours incarcérés comparaissent devant une chambre d'accusation. Le juge en charge de l'affaire, un Égyptien, innocente les accusés et demande leur libération: leur arrestation a été motivée par un discours et non en vertu d'une quelconque législation. La décision est aussitôt gelée et le magistrat expulsé de Libye.

Un autre tribunal est saisi. A son tour, il décide la libération des détenus. "Nous sommes rentrés chez nous, mais quatre heures plus tard nous étions à nouveau arrêtés."

En 1977, Kadhafi proclame la Jamahiriya ("l'État des masses") censée instaurer le pouvoir direct du peuple, par opposition au système parlementaire; en fait, à l'opposé, il renforce son pouvoir discrétionnaire. De nouveaux juges prononcent des verdicts allant de 4 à 15 ans de prison contre les prisonniers politiques. Ali Elakermi écope d'une peine de 15 ans. Trop clément pour le Guide de la Jamahiriya. Il fait changer les verdicts en peines à perpétuité et en peines capitales. Les premières pendaisons, celles de deux étudiants, sont organisées sur la place centrale de Benghazi, le 17 avril 1977. Au cours du mois suivant, 30 officiers sont exécutés. Par la suite, chaque année, le 17 avril, des pendaisons publiques sont perpétrées sur le terrain de sport de l'université. Les poteaux des paniers de basket servent de gibet, des écoliers assistent aux exécutions: une façon d'inculquer aux "masses" à quoi mène la déviance.

Les détenus politiques sont transférés en 1980 dans une prison militaire à Tripoli. L'année suivante, Kadhafi prononce un discours dans la caserne de Bab El-Azizia, qui lui sert de quartier général: il promet de tuer tous les opposants, de faire de leurs épouses des otages et de rendre leurs enfants orphelins. Le tyran écarte quiconque pourrait s'opposer à son pouvoir absolu, à l'échelon national comme au niveau local. Des mercenaires sont chargés d'éliminer les opposants, qu'il qualifie de "chiens errants à l'étranger". On retrouvera ainsi, en octobre 2012, la dépouille du dissident Mansour al-Kikhia enlevé en Égypte en 1993, dans une morgue à l'intérieur d'un bâtiment des services de renseignements. Kadhafi fait conserver des cadavres de dizaines de prisonniers dans des chambres froides pour les priver du repos d'une sépulture. "Après la chute du tyran, certaines épouses retrouveront la dépouille de leur conjoint conservé depuis 27 ans! Aujourd'hui, plusieurs ONG sont chargées d'identifier, par des tests ADN, les cadavres découverts après la chute du régime", explique Ali Elakermi.

En 1981 des dissidents en exil créent un Front de Salut national (FSN). Le mouvement est dirigé par Mohamed Youssef el-Megaryef, ex-ambassadeur en Inde. Trois ans plus tard, en mai 1984, un groupe armé du FSN attaque la caserne de Bab El-Azizia. 2000 Libyens sont arrêtés. La même année, tous les détenus politiques de la prison militaire de Tripoli et quelque 500 prisonniers de Benghazi sont transférés à la prison d'Abou Salim, bâtie par l'Allemagne de l'Est à Tripoli. Les visites sont supprimées. Les maltraitances et les tortures s'intensifient. "On disait que celui qui entrait à Abou Salim était perdu, que celui qui en sortait était un nouveau-né", se remémore Ali Elakermi.

Le massacre d'Abou Salim

Pendant les années 1990, alors que Kadhafi tente de se refaire une virginité auprès des chancelleries occidentales au nom de la "lutte contre les groupes islamistes radicaux", la prison d'Abou Salim est le théâtre d'un effroyable carnage. Ali Elakermi en est le témoin: "Dans une division voisine de la nôtre, le 28 juin 1996, pendant la distribution du petit-déjeuner, des détenus prennent deux gardiens en otage et leur subtilisent les clefs. Ils ouvrent les portes intérieures et sortent dans la cour -à l'exception des détenus de l'un des blocs qui préfèrent ne pas sortir de leur cellule." Abdallah Senoussi, le patron des services secrets et beau-frère de Kadhafi, actuellement en procès, fait le déplacement. Il reçoit une délégation de prisonniers choisis parmi ceux qui sont restés dans leur cellule. "Senoussi demande la libération des gardiens retenus et la restitution des clés, raconte Ali Elakermi. En contrepartie, il promet de sanctionner les geôliers coupables de maltraitance et s'engage à faire transférer les malades à l'hôpital. 120 prisonniers demandent à être hospitalisés. A peine sortis de la prison ils sont exécutés".

Le lendemain matin à l'aube, de hauts dignitaires arrivent accompagnés de 400 à 500 soldats et prennent position sur les toits. Ils font sortir tous les prisonniers qui s'étaient mutiné dans la cour. Un responsable jette une grenade. C'est le signal. "La tuerie a duré près de trois heures, se souvient Ali Elakermi. Une partie d'entre nous, depuis l'autre division de la prison, a assisté au massacre par la fenêtre. Nous étions pétrifiés d'horreur." 1269 personnes sont tuées au cours de ces deux journées. Les cadavres des victimes sont jetés dans une fosse commune. Quatre ans plus tard, alors que des informations sur le drame commencent à fuiter, leurs restes sont exhumés et broyés avec une machine à concasser les pierres afin de faire disparaître toute trace de la tuerie. "Les familles qui apportaient des provisions à leurs proches n'ont même pas été prévenues de leur mort", témoigne Ali Elakermi.

"Je suis sorti le 4 septembre 2002. J'avais 52 ans"

Dans les années 2000, le "Guide" prépare son fils Seif al-Islam à sa succession. Le dauphin s'efforce d'améliorer l'image du régime. Des indemnités sont versées aux familles des victimes des attentats de Lockerbie puis du DC10 d'UTA. Une centaine de prisonniers politiques est libérée, deux autres groupes de détenus sont relâchés en 2001 puis en 2002. "Je faisais partie de ce groupe. Je suis sorti le 4 septembre 2002. J'avais 52 ans. J'avais passé trente ans, sept mois et 12 jours dans les geôles de Kadhafi."

"Après ma libération, je me suis marié; j'ai quatre enfants; trois filles et un garçon, Doa, 9 ans, Nour, 6 ans, Mohammed, 3 ans et Bouchra, 2 ans. Je suis retourné travailler pour la société Agip gaz, dans les ressources humaines".

Au lendemain de la révolution qui a mis fin aux 42 années du règne ubuesque de Kadhafi, Ali Elakermi a fondé avec d'autres anciens détenus l'Association libyenne des Prisonniers d'Opinion dont il est le président. Toutes les tendances y sont représentées. "Notre but est de documenter le passé. Nous sommes en relation avec des lycées, des universités, pour faire connaître les crimes du régime de Kadhafi. Nous voulons enraciner les valeurs de tolérance en eux". Ali Elakermi est également conseiller pour les Droits de l'Homme du président du Congrès général national, le Parlement élu en juillet 2012, dont 10% des membres sont d'anciens prisonniers politiques.

"Nous voulons un État de droit. Même ceux qui nous ont maltraité ont droit à un vrai procès, à des tribunaux corrects, parce que la vengeance ne fait qu'engendrer la vengeance. Nous voulons que nos enfants aient une vie meilleure que la nôtre."


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