Twitter est une drogue dure pour les journalistes

Twitter est une drogue dure pour les journalistes

Comment peut-on être à la fois journaliste et twittos actif ?
Temps de lecture : 8 min

“Tu as raté ta vie de journaliste si tu n’as pas Twitter !” C’est ce que m’ont dit quelques journalistes du jdd.fr d’une quinzaine d’années plus jeunes que moi. Cela se passait le 14 juillet 2011, raconte Bruno Jeudy, rédacteur en chef du Journal du dimanche, 50 ans. J’avais déjà pris conscience de l’importance de ce réseau lors de l’affaire DSK. Alors qu’on venait de boucler le journal, en pleine nuit, un tweet nous a annoncé que DSK était arrêté. On a vérifié et on a pu imprimer 80 000 exemplaires avec l’info pour la dernière édition de Paris. Sans Twitter, on aurait fait un ratage, comme le Parisien Dimanche. »

  
Le réseau fait désormais partie du grand Meccano de l’information, particulièrement chez les journalistes politiques. C’est électrique. Chez les jeunes, c’est l’évidence, mais pas seulement. « Utiliser Twitter est un réflexe permanent », témoigne Apolline de Malherbe, 34 ans, éditorialiste à BFMTV. « Cela n’aurait aucun sens de résister. C’est une timeline, un lanceur d’alerte. Je ne regarde pratiquement plus les dépêches AFP. » En 2011, alors correspondante aux États-Unis, la journaliste a ouvert un compte après l’arrestation de DSK. Au tribunal, impossible d’utiliser son téléphone. Elle a tout de suite acheté un iPad et s’est lancée dans les live tweets. Thomas Wieder, 34 ans, journaliste politique au Monde, s’est converti à Twitter, il y a trois ans également, alors qu’il suivait le PS. « Twitter est comme un fil de dépêches amélioré, assez riche. Parfois il fait bouger les choses, parfois c’est anodin, dit-il. Quand je suivais François Hollande en campagne, en 2012, mon compte me servait de carnet de notes en temps réel, même en marchant dans la rue, et je me suis aperçu qu’il était assez suivi. » Il n’y a pas d’heure pour tweeter, confirme Francis Letellier, 49 ans, présentateur de Soir 3 le week-end. « Je consulte mon compte toutes les demi-heures. Même quand je ne suis pas au travail, je suis addict. L’outil permet de connaître l’état d’esprit des Français et de casser la hiérarchie traditionnelle des thématiques des JT. »
 Il y a aujourd’hui suffisamment de gens sérieux ayant un compte Twitter pour bloquer la propagation d’une fausse information - Bruno Jeudy 

L’attrait du réseau est tel que toutes les générations ont succombé. « J’ai été converti sur le conseil d’amis, il y a deux ans », témoigne Dominique de Montvalon, 66 ans, rédacteur en chef au quotidien L’Opinion. « Au début j’ai été intrigué, atterré, peut-être saoulé. Je suis devenu un accro total ! C’est à la fois un outil d’information, un lien et une drogue. Quand j’ai une info, je peux la diffuser. Je peux aussi relayer celles dont je ne suis pas la source. On est en contact avec des gens qu’on connaît, mais surtout avec une planète d’inconnus qu’on ne rencontrera peut-être jamais. Twitter brise les frontières du monde fermé de la politique. »
 
Quelques-uns restent à distance : « Je suis un peu rétro, cela ne correspond pas à mon tempérament. Je limite l’utilisation de Twitter à relayer ce qui se dit pendant mon émission », indique Ruth Elkrief, 53 ans, animatrice du 19 h à BFMTV. « Mais je reconnais que c’est un réseau d’échanges utile, diversifié, assez sain, utile pour découvrir des choses qu’on ne découvrirait pas seul. » Certains journalistes préfèrent leur site Internet, comme Jean-Sébastien Ferjou, 41 ans, patron du site d’information atlantico.fr. « J’ai un compte personnel mais je ne fais aucun tweet, le compte atlantico.fr passe avant, dit-il. Nous utilisons Twitter pour mettre en avant des papiers de notre site ou pour rebondir sur ce que disent les twittos de manière à nourrir le compte.»
 
Des réfractaires complets, il y en a peu. Alain Duhamel est de ceux-là : « Je n’ai pas de compte Twitter et je n’en aurai pas car cela ne m’amuse pas de dire ce que je pense en 140 signes, affirme l’éditorialiste de RTL, 74 ans. Par tempérament je préfère écrire plus long, papiers ou livres, et cela me suffit. Je me garde six heures de lecture quotidienne, et Twitter prend du temps… » Même constat pour Patrick Cohen, 51 ans, animateur de la matinale de France Inter, qui entend protéger son emploi du temps : « Je ne suis pas hermétique à Twitter, c’est un réseau utile, mais chronophage, dit-il. Il y a d’autres moyens que Twitter pour observer ce qui se passe. Les petites phrases, réactions, prises de position, je les retrouve rapidement sur un site d’information et dans les dépêches d’agence. Les lire deux fois serait du temps volé à la lecture de la presse et des livres. »
 
 En consultant Twitter j’ai l’impression d’être dans une sorte de machine à laver qui n’arrête pas de tourner ! - Francis Letellier
Arlette Chabot, 62 ans, animatrice des émissions C’est arrivé cette semaine et C’est arrivé demain sur Europe 1, lit les tweets des autres mais n’en émet pas, enfin… pas encore : « Ce n’est pas ma culture et la plupart disent des choses sans intérêt, dit-elle, mais sans doute interviendrai-je pour promouvoir mon émission. » Même circonspection chez Ghislaine Ottenheimer, 62 ans, rédactrice en chef à l’hebdomadaire Challenges : « Je n’arrête pas de me dire qu’il faut que je m’y mette, il y a de information, mais je me méfie des emballements car les twittos deviennent hystériques. »
 
Si peu de journalistes résistent à la tentation, c’est que Twitter, d’accès gratuit, est efficace : avec lui, on est vu et entendu, ou du moins le croit-on. « C’est un moyen formidable pour se faire connaître, être repéré, cela a été très utile à la rédaction de L’Opinion lors de la création du journal », assure Béatrice Houchard, 59 ans. « J’ai pris le parti depuis un an de tweeter uniquement ce qui se rapporte au Grand Jury RTL / LCI / Le Figaro », dit Jérôme Chapuis, 36 ans, qui anime ce rendez-vous. Même pratique chez sa consœur Caroline Roux, 42 ans, éditorialiste à Europe 1 et qui anime l’émission C Politique sur France 5 : « Le compte que j’ai ouvert lors de la dernière présidentielle me sert à relever trois ou quatre phrases intéressantes exprimées par mes invités au cours de C Politique. Cet auto-branding fait exister l’émission, car l’AFP n’a pas la possibilité de relayer toutes les prises de parole. »
 
Jusqu’où peut aller cette mercatique de l’information ? « Depuis un an, je me sers de Twitter pour la promotion », témoigne Olivier Galzi, 42 ans, animateur de Galzi jusqu’à minuit, sur i-Télé. « Je poste le programme de mes émissions, les résultats des sondages d’opinion, l’essentiel des déclarations politiques. Et, le lundi soir, je m’aperçois que certains followers de Mots croisés, sur France 2, viennent voir mon émission à la suite d’un tweet d’alerte. »
 
C’est sûr, le réseau est bon pour l’ego. L’humour et un brin de vie privée sont des ingrédients de la « cool attitude » « Il m’arrive d’ironiser, d’être taquine, d’être plus personnelle en parlant d’une exposition qui m’a plu ou de ma nostalgie de Washington, mais sans jamais parler de ma vie privée », précise Apolline de Malherbe. Tous les jeudis, la journaliste passe devant Notre-Dame de Paris, prend la cathédrale en photo et la poste. « Certains abonnés l’attendent et m’interpellent quand il m’arrive de ne pas poster la photo », confie-t-elle.
 
Recourir à Twitter est si aisé que cela démange les journalistes de donner une info sans attendre. Mais attention à ne pas pénaliser son propre média. « Il faut se retenir pour garder des informations pour les émissions radio ou télé », avertit Jean-Michel Aphatie, éditorialiste politique à RTL et Canal+. Il y a des priorités. « Je demande aux journalistes de mon équipe de donner la primeur de leurs informations au site de France 2, note Nathalie Saint-Cricq, 48 ans, chef du service politique de la chaîne. Ils sont là pour travailler et réfléchir et non pour participer au maelström ridicule des rumeurs et des opinions. »
 
Car Twitter mêle le bon grain et l’ivraie « Sur Twitter, tout le monde ne se vaut pas », constate Frédéric Gerschel, 47 ans, chef du service politique du Parisien. « Il y a des comptes qu’on ne prend pas en défaut, qui sont des références. Quand on a fait circuler la rumeur selon laquelle Ségolène Royal était allée voir Valérie Trierweiler à l’hôpital à la sortie de l’affaire Gayet, le tweet a tout de suite flambé, mais il n’a pas été repris par les comptes importants dont les titulaires ont les moyens de vérifier. Les sites sérieux l’ont démenti. »
 
Twitter est un défouloir, ça démange, les opinions fusent. Le journalisme d’opinion prendrait-il l’avantage sur le journalisme d’information ? « Twitter a désinhibé les journalistes, c’est une soupape d’expression », dit Frédéric Métézeau, 38 ans, chef du service politique de France Culture. Mais la violence des réactions peut tempérer les ardeurs. « Quand j’ai ouvert mon compte Twitter, il y a trois ans, je m’exprimais facilement sur l’air du temps, les gens me répondaient, raconte Alba Ventura, éditorialiste à RTL. Je trouvais des réflexions aiguës, pas que des remarques de débiles mentaux. Mais pendant la présidentielle, c’est devenu parfois un flot d’agressivité et de haine, je me suis repliée. »
 
Parfois une remarque d’un éditorialiste passe mal. « En octobre 2012 , témoigne Bruno Jeudy, je vois la chanteuse Diam’s invitée de l’émission Sept à huit sur TF1 habillée d’un voile. Je suis gêné. Je poste un tweet pour dire “La promotion de Diam’s voilée de la tête aux pieds, c’est très dérangeant.” Cela m’a valu un torrent d’insultes de la part de tous les barbus de la Terre. » C’est la monnaie de la pièce, estime-t-il : « J’exprime mon opinion dans mes tweets, je prends le risque d’être « bashé ». Le bashing peut être extrêmement fort, il est très clivant, il faut avoir le coeur bien accroché », conclut-il. 

  
Même des tweets a priori anodins peuvent provoquer : en avril, lors du retour en France des quatre journalistes français jusqu’alors otages en Syrie, Nicolas Doze, éditorialiste économique à BFMTV, avait tweeté : « Ce n’est pas la première fois que des libérations d’otages interviennent opportunément dans l’actualité, mais la nouvelle est bonne. » L’indignation a fusé. Aussitôt le journaliste a fait son mea culpa dans un autre tweet : « Ce que j’ai écrit est mal vécu, je le regrette sincèrement. Certains sont choqués, ce n’était pas ma volonté. Encore une fois, superbe nouvelle. »
 
La décontraction amusée passe parfois mal la rampe. On se souvient de la mésaventure arrivée à Thomas Wieder en février : à l’occasion du voyage de François Hollande aux États-Unis, le journaliste du Monde poste un selfie où on le voit prendre la pause dans le bureau ovale, non loin de Barack Obama. Des lecteurs sont choqués. Le médiateur du quotidien doit intervenir dans son papier de la semaine. « Je le reconnais, je me suis autorisé un instant de légèreté, dit Thomas Wieder, de retour en Europe. J’avais la tête ailleurs, parce que la journée allait être longue à Washington et qu’il faudrait la traiter sérieusement, sous forme de live tweets et d’articles pour le journal. »


Du côté des personnalités politiques, l’engouement pour Twitter est presque aussi fort. Nombre d’élus apprécient de pouvoir s’exprimer quand ils en ont envie, sans intermédiaire. « Le réseau court-circuite les journalistes, regrette Gérard Leclerc, PDG de LCP Assemblée nationale. Avant, quand un politique voulait réagir, il prenait contact avec des journalistes ou bien adressait un communiqué à l’AFP. Aujourd’hui, il n’est pas obligé de prendre en compte la réaction des journalistes. Mais quand un politique s’exprime ainsi sans vouloir répondre aux questions des journalistes, c’est de la communication, pas de l’information. »
 
Cet accès direct des politiques aux Français est-il un gage de démocratie ? Ce n’est pas sûr. « Twitter a un côté microcosme : tout le monde est abonné à tout le monde, résume Frédéric Gerschel. Cela tourne autour de quelques dizaines de milliers d’abonnés. » Et Caroline Roux d’ajouter : « C’est un petit monde qui se regarde et se parle : les militants, les adversaires et les journalistes, dit-elle. Tous les politiques sont passés experts en câblage : ils savent à qui ils s’adressent. Avec leurs community managers, les réseaux militants savent tout organiser pour obtenir un bon buzz. Aujourd’hui, tous les leaders ont leur animateur de réseau. »
 
Du microcosme à l’élitisme, il n’y a qu’un pas. « Twitter est au fond ultra-élitiste, affirme Jean-Sébastien Ferjou. Croire que le réseau est une démocratie directe et que le dialogue est très ouvert est une grande illusion. En fait, c’est un petit noyau qui s’écrit et s’insulte. Twitter ne permet pas de prendre le pouls de l’opinion. Même si n’importe qui peut accéder au débat, à l’information, cela ne change pas beaucoup le rapport au citoyen. On constate toujours une grande déconnexion entre l’opinion et les élites qui se servent de Twitter. Le réseau est un miroir déformant. Ce n’est pas parce qu’un compte a beaucoup de followers qu’il a de l’importance, les politiques ne l’ont pas bien intégré. Et ce n’est pas parce qu’un tweet enflamme le microcosme que cela intéresse les Français. L’impact réel sur l’opinion est limité. » Pourtant, d’autres analystes ne doutent pas que ce tempo frénétique de l’info joue un rôle politique. « L’accélération de l’information a des conséquences sur le vote des Français, estime Alain Duhamel. Cela privilégie les réactions affectives et les émotions au lieu de la réflexion et du jugement. Cela encourage le populisme, tout comme le bombardement de faits divers en 2002, notamment sur TF1, a encouragé le vote pour le candidat du Front national. »

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Crédit photo : Manuel Valls, Stéphane Le Foll, Aurélie Filipetti, Aquilino Morelle et Faouzi Lamdaoui lors d’un meeting de François Hollande en avril 2012 à Rennes. © Jean-Claude Coutausse / french-politics

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