"L'obsession de la performance financière a fait disparaitre le travail" explique Pierre-Yves Gomez

Professeur de stratégie, Pierre-Yves Gomez dirige aussi l'Institut français de gouvernement des entreprises. Dans "Le travail invisible, enquête sur une disparition", publié aux éditions François Bourin, il décortique le système de gestion qui, selon lui, s'est mis en place, mobilisant aussi bien le management que la philosophie ou la sociologie. En lice pour le stylo d'or (*), un prix remis chaque année par l'association nationale des DRH (ANDRH), il estime que le poids de la financiarisation a fait disparaître le travail, réduit à sa seule expression financière. Pour lui, il est urgent de reparler du travail, car il est ce qui nous fait Homme.

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L'Usine nouvelle - Votre essai a pour titre Le travail invisible. Qui l'a fait disparaître ? Comment ?

Pierre-Yves Gomez - Il n'y a pas de grand dessein secret ou de complot ourdi dans l'ombre. C'est une série de petites décisions liées les unes aux autres. Cela commence aux Etats-Unis, où l'on décide de gérer la rente pour les retraites sur les marchés financiers. Une loi est votée qui autorise les fonds de pension à gérer cette rente, qui va se placer dans les grandes entreprises. Ces dernières obtiennent ainsi un financement qui ne coûte pas cher mais qui doit dégager un rapport pour les investisseurs. Pour cela, des systèmes d'information sont créés pour vérifier régulièrement que de la valeur est bien créé pour les actionnaires.

La conséquence de cet ensemble d'actions, c'est que le travail réel est de moins en moins important. Ce qui va compter dans les entreprises, c'est la performance réduite à la seule performance financière. Le travail devient abstrait, il est réduit à cette seule dimension. Il a disparu. J'insiste,  l'intention de départ, assurer l'épargne des retraités, était louable, même si elle a conduit à la financiarisation de l'entreprise.

Les grandes entreprises ne représentent pas l'ensemble de l'économie. Le mouvement devrait donc être circonscrit, non ?

Parallèlement à l'évolution que je viens de résumer, les entreprises sont devenues mondiales, leur taille a crû. Pour cela, elles ont procédé à des rachats, elles ont absorbé des concurrentes. Elles ont aussi entraîné leurs sous-traitants. C'est ainsi que le mouvement a été global et a fini même par toucher le secteur public.

Sans finance, il n'y a pas d'activité économique, elle rapproche prêteurs et emprunteurs depuis qu'il existe des entreprises et même avant. En quoi la financiarisation est-elle une nouveauté ?

Ce n'est pas la finance qui est en cause, mais l'inversion des finalités. Comme vous le dites, la finance a longtemps été au service du travail, de la production. Une entreprise empruntait pour financer son activité. Désormais, le travail est au service de la finance. Il sert à payer les intérêts de la rente notamment. Il est mis au service du résultat financier. Cela participe à rendre le travail invisible. Les systèmes de gestion qui se sont mis en place ont une hypothèse implicite : peu importe comment un paysan travaille la terre, seul importe le résultat. Désormais, on gère à partir du seul résultat financier. Toutes les entreprises, quelle que soit leur domaine d'activité, rendent les mêmes ratios financiers qui servent aux gestionnaires de l'épargne mondiale, qui peuvent ainsi comparer les entreprises entre elles. Pourtant, au sein de celles-ci, ces ratios s'opposent à l'expérience concrète des travailleurs.

Cette expérience concrète, c'est ce que plusieurs de vos interlocuteurs appellent la "vraie vie" ?

Cette idée de vraie vie est opposée aux grands systèmes de gestion. C'est quelque chose qui m'a frappé, comme s'il y avait une réalité masquée, qui rend le travail invisible. Quand un manager passe 30 % voire plus de son temps à faire du reporting, il ne passe pas ce temps à regarder comment se fait vraiment le travail. Ce travail sert à alimenter le système d'information, rendant abstrait le travail concret des personnes en le réduisant à des ratios. Une infirmière m'a très bien raconté cette évolution : elle doit passer de plus en plus de temps devant un ordinateur pour dire ce qu'elle fait, comment elle le fait, plutôt que d'être avec son patient.

La réalité est plus complexe, car les gens prennent sur leur temps pour continuer à faire le travail. Dans un univers tertiaire, j'ai ainsi pu observer des salariés qui venaient plus tôt le matin pour nettoyer leurs bureaux, où ils reçoivent des clients !

Si ce système se développe, n'est-ce pas aussi parce qu'il sert les intérêts des salariés ?

A leur niveau, ils sont consentants, mais personne n'est consentant de l'ensemble. Quand je fais des présentations du système d'ensemble devant des cadres par exemple, il arrive souvent que des salariés soient effrayés de découvrir qu'ils en sont un rouage. Chacun profite à la marge du système, mais personne ne veut assumer l'ensemble.

Dans votre livre, vous expliquez que la plainte est devenue la seule façon de pouvoir parler du travail. Est-ce l'explication du développement du thème de la souffrance au travail ?

Le travail ayant disparu, en tant que travail concret, le cri du corps reste la seule expression possible. Dire "j'ai mal au dos" rend la personne visible à nouveau. Les cas de suicide sont extrêmes : le corps disparaît pour dire qu'on existe.

Dans le système que vous décrivez, les managers ont-ils une marge de manoeuvre ? Ou sont-ils contraints d'alimenter le système d'information ?

Le retour au travail réel se fera par un retour du travail du manager. Il faut le libérer, lui redonner le sens de son propre travail. Sa mission est d'aider à l'accomplissement du travail des Autres, pas de reporter. Les managers souffrent aussi d'un système qui leur interdit de faire le travail tel qu'ils voudraient le faire.

Comment faire pour reparler positivement du travail ?

Il faut commencer par parler du travailleur, c'est-à-dire de la personne concrète qui fait un travail. Ensuite, il faut rappeler les vertus du travail. Travailler c'est participer à la construction d'une Cité, d'un espace économique et politique commun. Il faut, en outre, rappeler que le travail nous fait Homme, il est l'action par laquelle on transforme notre environnement au service d'un dessein. De ce point de vue, il est essentiel de se poser la question des finalités, question qui a disparu derrière des ratios financiers.

Loin des discours qui veulent débarrasser l'Homme du travail, je crois qu'il faut au contraire se l'approprier complètement, comme l'a montré la philosophe Simone Weil. La libération du travail passe par son appropriation.

Christophe Bys

 

(*) L’association nationale des DRH (ANDRH) remettra son prix annuel du meilleur essai consacré à une question de management le 26 novembre. Deux autres ouvrages sont retenus A quoi ressemblera le travail demain ?, Sandra Enlart et Olivier Charbonnier, Editions Dunod et Happy RH de Laurence Vanhée aux éditions la Charte

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