MARKETING - Avec la rencontre de vendredi, il y a un match dans le match que les spécialistes du marketing n'auront pas manqué de remarquer. À ma gauche l'équipe de France, maillot de football le plus cher du monde fourni par Nike. À ma droite, l'Allemagne, berceau d'Adidas et tunique la plus coûteuse pour la marque aux trois bandes. Et derrière le score final, la suprématie de l'une ou l'autre pour la domination marketing du football.
Nike peut d'ores et déjà se frotter les mains d'avoir misé sur les Bleus. Du statut de pestiférés, ils sont aujourd'hui en passe de retrouver leurs galons sur l'échiquier mondial. Les maillots se vendent comme des petits pains en France, où il est devenu très difficile d'en trouver un exemplaire. Pour la seule enseigne Go Sport, 100.000 unités ont été écoulées en un mois.
De quoi permettre à Nike de rentabiliser (un peu) son investissement, car la virgule verse chaque année 43 millions d'euros pour équiper Karim Benzema et ses coéquipiers. C'est le cas depuis 2011, année où l'Américain a remplacé Adidas après 32 ans de bons et loyaux services.
La France plus chère que le Brésil, l'Italie ou l'Espagne
Comment la France a-t-elle fait pour vendre son maillot à ce tarif exorbitant, bien au-dessus du Brésil (25M), de l'Italie (12M) ou de l'Espagne (25M), derniers champions de monde en titre ? C'est surtout parce que Nike cherche le buzz à tout prix. Le marché est en proie à une lutte très concurrentielle où les parts de marché visibles sont les plus convoitées.
Récupérer l'équipe de France, c'est s'assurer la présence d'une grande équipe pour les événements majeurs. Et ainsi renforcer son pouvoir d'identification dans ce sport, particulièrement quand les Bleus réalisent une belle campagne.
L'équipe de France ne pouvait que rebondir après la Coupe du monde 2010. Et la Fédération française (FFF) a profité de la lutte acharnée que se sont livrées Adidas et Nike pour le contrat. D'où la sacrée revalorisation: Adidas ne versait "que" 10 millions d'euros, un montant jugé "sous-évalué" par les responsables français. La virgule a donc multiplié le pactole par quatre.
En Allemagne, Adidas a réussi à garder le contrat de la Mannschaft, sans être le mieux-disant financier. Mais au prix d'un bras de fer avec Nike qui a duré plus de neuf mois et s'est conclu en août 2007.
L'Allemagne et Adidas, une histoire d'amour de 65 ans
L'Américain avait proposé la somme de 50 millions d'euros pour emporter la mise. Son rival a maintenu sa position en proposant un montant deux fois inférieur, soit 25 millions d'euros, mais largement supérieur aux 11 millions d'euros qu'il versait jusqu'alors. Le contrat entre Adidas et la Mannschaft avait toutefois une valeur symbolique pour les deux parties. La nationalité de l'équipementier a joué de tout son poids dans la décision.
Adidas a été fondé en 1949 dans la région de Bavière par Adolf Dassler (Adidas est la contraction de son surnom "Adi" et de la première syllabe du nom de famille "Das"). Fort de ce terreau, l'équipementier a toujours habillé l'équipe nationale, constituant pour la marque une vitrine très porteuse.
Avec l'Italie (chez Puma), l'Allemagne est le plus beau palmarès européen. Elle remporté la Coupe du monde à trois reprises (1954, 1974, 1990), tout comme l'Euro (1972, 1980, 1996). Elle est également toujours bien placée (au moins en demi-finale sur les trois derniers mondiaux).
Qui serait le meilleur vainqueur de la Coupe du monde selon le PDG d'Adidas? Auprès de Businessweek, Herbert Hainer n'hésite pas une seconde: "L'Allemagne", s'exclame-t-il, alors que son entreprise sponsorise aussi l'Argentine et sa star Lionel Messi.
Adidas estime qu'il vendra plus de deux millions de maillots de l'équipe allemande en 2014, battant son précédent record de 1,5 million lors de la Coupe du monde 2006 organisée à domicile. "Depuis deux ans, l'équipe joue un football très excitant", justifie Adidas, "cela se reflète dans les chiffres de vente qui voient l'Allemagne gagner plus de fans à l'échelle internationale".
500.000 maillots devraient se vendre hors d'Europe cette année, contre 300.000 écoulés en 2010 pour la Coupe du monde en Afrique du Sud. Au global, la tunique portée par Mesut Özil et ses partenaires représente 25% des ventes de maillots Adidas dans l'année. C'est quatre à cinq fois plus que le maillot de l'équipe de France. De quoi en faire l'ambassadeur des trois bandes.
Nike prêt à tout pour équiper les grandes nations
L'Allemagne lui étant passé sous le nez, Nike s'est donc reporté sur les Bleus en mettant le paquet. L'Angleterre a également profité de cette bataille en obtenant 30 millions d'euros par an de la part de la virgule, qui poursuit une stratégie similaire. L'Angleterre n'a remporté aucun titre majeur depuis 1966. Mais à l'instar de la France, son réservoir de supporteurs est important et le football y est un sport national.
"Ce sont deux très gros marchés", rappelle au HuffPost Wulfran Devauchelle, expert sport chez Kurt Salmon. "L'Angleterre dispose d'un environnement très porteur avec la puissance de ses clubs, tandis que la France reste une nation prestigieuse". "C'est simple", note-t-il, "il n'y a que cinq grandes nations et les équipementiers doivent se les partager".
La rentabilité sur une de ces équipes est rarement assurée quand on débourse autant, mais ce sont les autres équipements qui en profitent. Si vous aimez les équipes de Nike, il y a de fortes chances que vous achetiez un short et un ballon de la même marque.
Pour cette Coupe du monde, Nike équipe 10 nations différentes (Brésil, Angleterre, Pays-Bas, Portugal, France, Etats-Unis, Grèce, Croatie, Corée du Sud, Australie), devant Adidas (Espagne, Argentine, Allemagne, Mexique, Colombie, Bosnie, Nigeria, Russie, Japon). Dans le monde du ballon rond, ces deux marques se partagent 70% du marché, mais Adidas est devant: 2,4 milliards de dollars en 2013, contre 1,9 milliard pour Nike. Mais pour l'un et l'autre, les volontés sont différentes. "Nike veut le football. Adidas en a besoin", écrivait Bloomberg avant l'ouverture de la compétition.
"Adidas continue d'adopter une approche soft, mais il faudra tôt ou tard frapper un grand coup", note Wulfran Devauchelle. "La France était très attachée à Adidas mais l'offre de Nike était difficilement refusable... Si Adidas finit par perdre l'équipe d'Allemagne, ce serait une catastrophe", insiste-t-il.
Au prochain appel d'offres, pas sûr que la seule préférence nationale suffise à la fédération. D'autant que certains membres de la Ligue allemande de football (DFL) n'avaient pas hésité à parler de "trahison" quand Adidas avait été reconduit en 2007... Nike, bientôt plus fort que l'histoire?