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Interview

Ezra Suleiman : « La France est championne du monde dans le gaspillage des talents »

•Ezra Suleiman est spécialiste des organisations en Europe et aux Etats-Unis•Pour lui, notre système de sélection privilégie trop la compétence et pas assez la créativité.

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Par Henri Gibier

Publié le 4 juil. 2014 à 01:01

Le monde a beaucoup changé en peu d'années, est-ce que la France a su s'y adapter ?
Il y a en France beaucoup de gens très intelligents et des dirigeants qui savent ce dont le pays a besoin. A-t-on vraiment besoin d'un énième rapport sur telle ou telle politique publique, sur la Sécurité sociale, la décentralisation, le service public, ou l'école ? Beaucoup de propositions faites dans le rapport d'Armand-Rueff, vieux d'un demi-siècle, sont continuellement reprises, comme dans le rapport de la commission Attali. Pourquoi ? Ce qui manque à la France ce n'est pas la connaissance des problèmes et des solutions, c'est le leadership pour passer à l'acte. Là est le vrai blocage.

L'élite française a-t-elle mieux suivi le mouvement que les dirigeants politiques ?
Beaucoup d'entreprises ont réussi à s'adapter à la mondialisation pour survivre. Jacques Attali a raison de dénoncer en France les corporatismes et les rentiers. Mais ce qui me frappe c'est que, parmi ces groupes qui freinent les réformes, on ne mentionne jamais l'élite elle-même. Il existe dans toutes les démocraties des groupes d'intérêt qui s'organisent pour obtenir des décisions dans leur sens. Il n'y a rien de choquant ni de critiquable à cela. Mais le corporatisme est aussi la défense d'une rente. Quand on regarde ce critère, on peut l'appliquer à l'élite : ceux qui en font partie ont une situation privilégiée, ils en contrôlent l'accès pour conserver leurs avantages. Tous les indicateurs, dont on dispose, montrent que loin d'évoluer dans ce sens, c'est plutôt en train de s'aggraver. Le comble vient d'être atteint avec François Hollande, en un certain sens; pour faire partie du cercle dirigeant, il ne suffit plus d'avoir fait les mêmes écoles que lui, mais aussi la même promotion !

Ce mode de sélection de l'élite ne peut-il pas être aussi une force ?
Je ne le crois pas du tout. Nous avons besoin d'élites qui ne sortent pas du même moule. Beaucoup de recherches ont montré que, quand vous mélangez des gens de formations différentes et quand il y a frottement des idées, vous avez de meilleurs résultats. Depuis trente ans, une foule d'enquêtes l'ont démontré. Il y a bien sûr des gens très compétents dans vos élites, mais aussi des moins compétents. Le problème c'est que ces derniers arrivent à garder leurs postes, ce qui n'est pas le cas pour les niveaux du dessous. La consanguinité veut dire également support mutuel. On ne valorise pas le résultat, mais la cohésion de cette élite et cela fausse les critères d'efficacité. Cela n'exclut pas la présence des gens hors norme en son sein.

Est-ce vraiment une spécificité française ? Après tout, au Royaume-Uni vous avez « Oxbridge », aux Etats-Unis l'Ivy League ?
J'ai regardé ça de très près. D'abord, en France, il y a Paris. Et Paris mène à beaucoup de consanguinité. Cela n'est la faute à personne, sauf peut-être à Louis XIV et à Napoléon. Il y a beaucoup de réseaux à Paris, des anciens énarques ou polytechniciens aux francs-maçons, et quand vous en faites partie, votre loyauté va à ce groupe. De plus, c'est lui qui définit les critères d'excellence. Donc, on ne va pas chercher ailleurs, on privilégie toujours le même profil. Au Royaume-Uni, c'était le cas de Cambridge et Oxford, mais ça ne l'est plus. Maintenant Londres recrute le président de la Banque d'Angleterre au Canada... Non, la France se distingue, il faut cesser de penser que le corporatisme s'applique uniquement aux chauffeurs de taxi ou aux notaires, la pratique est au coeur de la société et de sa classe dirigeante.

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Tout de même, n'est-ce pas en train de bouger du côté de nos entreprises, de plus en plus mondialisées ?
Curieusement, les grandes entreprises françaises ont su s'adapter avec un certain succès à la compétition mondiale. Mais ils n'ont pas changé la méthode du recrutement de leurs dirigeants. Et puis il y a plusieurs niveaux d'entreprises, les multinationales et les PME. Il y a aussi les anciennes sociétés nationalisées et celles qui le sont encore. Regardez qui dirige ces grandes entreprises au coeur du système productif français. Il y a très peu de Vincent Bolloré, ou de Xavier Niel, ou de François Pinault, mais beaucoup d'énarques et de polytechniciens, dont certains sont des grands managers et grands stratèges. Le nombre de vrais entrepreneurs à la tête des géants français est minime. C'est sûr qu'il ne faut pas caricaturer. Un Bébéar, un Arnault ou un Naouri avaient les diplômes qu'il faut avoir en France, mais leurs qualités propres auraient largement suffi pour construire les empires qu'ils ont construits. Ils restent des exceptions.

Que pensez-vous de la façon dont les pouvoirs publics ont réagi sur deux dossiers comme l'achat d'Alstom par General Electric et la lourde sanction appliquée à BNP Paribas par la justice américaine ?
Sur GE, il semble qu'on a abouti là où les Américains et les Français espéraient qu'on aboutisse, même si le chemin pour y arriver n'était pas sans complications. Sur BNP Paribas, ce qui m'a amusé et inquiété à la fois c'est la réaction de François Hollande, qui a déclaré publiquement, lors des commémorations du D Day, qu'il allait interpeller Obama au dîner du soir des chefs d'Etat pour qu'il adoucisse le traitement réservé à la banque. Cela témoignait d'une ignorance totale du système politique américain et donc d'un manque de respect pour son homologue. C'est un symptôme remarquable des travers de vos élites. En France, le président est tout-puissant. S'il veut faire la guerre en Libye, il la fait. L'erreur c'est de penser que ce qui existe en France existe ailleurs. Votre président aurait dû savoir qu'une telle démarche allait apparaître particulièrement incongrue, pour ne pas dire plus. Imaginez la somme de travail et d'enquête menée pendant des années, qu'a demandée l'action judiciaire contre BNP Paribas : ce n'est pas motivé juste par la volonté de se « payer » une banque française... Et ça ne se règle pas en un dîner entre présidents ! Par ailleurs, on ne menace pas un pays de rétorsions peu crédibles quand on lui demande un service ! C'est puéril. Le Congrès ne peut que réagir avec mépris à de telles déclarations. Le président Hollande aurait peut-être dû relire « De l'esprit des lois » de Montesquieu !

Quelle est la conséquence pour notre économie ?
En résumé, je considère que la France est championne du monde dans le gaspillage des talents. En privilégiant l'homogénéité, elle n'exploite pas tous les talents auxquels elle pourrait avoir accès. Du coup, ces talents vont voir ailleurs. Les étrangers se rendent vite compte qu'ils n'ont aucune chance de percer le « plafond de béton » qui les empêche de prendre les postes de décision. Alors, ils retournent eux aussi dans leur pays. Ce n'est pas bon non plus pour la créativité. Il ne suffit pas d'avoir des gens compétents. La France doit aller chercher les talents partout où ils se trouvent. Une telle ouverture n'est plus un luxe.

Henri Gibier

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