Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Brésil 2014 : les amateurs de football sont-ils prisonniers de leur enfance ?

D'où vient cet irrépressible réflexe patriotiques qui nous anime à l'heure du Mondial ? Selon le sociologue Albrecht Sonntag, la réponse s'enracinerait dans notre enfance.

Publié le 04 juillet 2014 à 11h34, modifié le 07 juillet 2014 à 15h24 Temps de Lecture 3 min.

Un jeune supporteur portugais, le 22 juin à Lisbonne.

Albrecht Sonntag est sociologue à l'ESSCA, école de management (Angers, Paris), où il dirige le Centre d'expertise et de recherche en intégration européenne. Il coordonne actuellement le projet FREE (Football Research in an Enlarged Europe) qui regroupe dix-huit chercheurs de neuf universités européennes. Dans sa chronique, il revient sur la madeleine de Proust du football.

Ils ont de la chance, ces dizaines de milliers de couples mixtes franco-allemands qui, de chaque côté du Rhin, regarderont ce soir ce que L'Equipe a nommé « l'affiche culte ». Quel que soit le résultat, ils pourront se réjouir de voir l'une de leurs équipes de cœur qualifiée pour les demi-finales.

Les couples franco-allemands sont des champions inégalés du « transfert de sympathie ». Pour beaucoup d'entre eux, ils s'y sont entraînés depuis de longues années, en s'investissant dans les jumelages, les échanges, le dialogue, en essayant de susciter auprès de leurs compatriotes la curiosité et la sympathie pour le pays voisin et ses habitants, ces gens « finalement plutôt sympa » qui insistent à parler « une langue difficile ».

VEXANT POUR LE LIBRE ARBITRE

Et pourtant, ce soir, ceux parmi eux qui aiment le football (et ils sont nombreux, comme partout ailleurs) feront une expérience intrigante. Ces esprits binationaux, biculturels, bilingues, bien émancipés du diktat de leur éducation sous l'emprise des systèmes scolaires et des médias nationaux, ouvert au monde et à l'aise dans leurs réseaux transfrontaliers, promoteurs d'une Europe de la libre circulation, céderont au bon vieux réflexe du patriotisme footballistique.

Pendant quatre-vingt-dix minutes, voire plus, ils redeviendront bêtement allemands et français. C'est que, mine de rien, dès qu'il s'agit de football, même l'individu contemporain qui se sent « postmoderne », affranchi de l'esclavage émotionnel des identités nationales, ces constructions artificielles léguées par le XIXe siècle, reste en quelque sorte prisonnier de son enfance. C'en est presque vexant pour le libre arbitre, une vérité pas facile à digérer, mais que la Coupe du monde rappelle impitoyablement.

Car la Coupe du monde, c'est toujours un retour à l'enfance. C'est en enfance qu'on attrape généralement le virus du football, en jouant, certes, mais aussi en absorbant des images et des discours. Il y a là non seulement la découverte d'un jeu passionnant et d'un sport amusant, mais l'appropriation de toute une mémoire collective, forcément « légendaire », transmise d'une génération à l'autre.

NOMS DE PAYS, COULEURS, EMBLÈMES ET STÉRÉOTYPES

C'est une porte qui s'ouvre sur tout un monde parallèle, dont on apprend les mots et les noms, les dates et les événements dignes d'être rappelés. En regardant sa première Coupe du monde, on apprend un peu plus ce que « nous » veut dire. On apprend à faire le lien entre des noms de pays, des couleurs, des emblèmes et des stéréotypes, et on obtient un aperçu très concret de la diversité culturelle qui caractérise le monde, pourtant réuni dans une même fête. L'identification à « son » équipe, cela s'apprend dans un cadre social, et c'est un apprentissage dont on reste marqué à vie.

Combien de fois le pauvre Daniel Cohn-Bendit a-t-il dû expliquer patiemment aux médias qu'il avait beau porter l'étiquette de « juif allemand », avoir fait la quasi-totalité de sa carrière politique en Allemagne et en tant que député allemand au Parlement européen, cela ne changeait rien au fait qu'il était irrémédiablement français quand il s'agissait de football ? Il a été socialisé dans la communauté du football par la Coupe du monde 1958 et les exploits de l'équipe de France et de ses stars Raymond Kopa, Roger Piantoni, Robert Jonquet, sans oublier les 13 buts de Just Fontaine ! Une expérience « inoubliable » au sens primitif du terme.

SOCIALISATION À L'APPARTENANCE NATIONALE

Ce soir, il sera bleu, presque malgré lui, il n'y a rien à faire. Est-on prisonnier à vie de son éveil au football ? En tout cas, c'est une prison dont il est drôlement difficile de s'échapper. La Coupe du monde est une instance de socialisation à l'appartenance nationale aussi importante qu'elle est sous-estimée. Elle donne aux jeunes membres d'une communauté nationale une première idée de la puissance émotionnelle redoutable du lien national, et elle leur fournit une illustration très concrète de ce que revêt le mot « inter-national ».

Une fois adulte, tout est dans la manière dont on gère l'empreinte de cette expérience de socialisation ou d'« acculturation ». Se savoir « condamné à vie » par des mécanismes psychosociaux sur lesquels on n'a pas d'emprise est un premier pas vers « une libération conditionnelle » de la prison émotionnelle. Pour les couples franco-allemands, le match de ce soir sera une occasion de s'adonner à l'auto-analyse : ils pourront observer sur eux-mêmes la disparition inquiétante de leur double identité si sereine dès le coup d'envoi, pour la retrouver, soulagés, avec le sifflet final. Puis se réjouir pour et avec l'autre que l'aventure continue.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.