Sur les sites Internet d'information, les audiences sont-elles les rédactrices en chef?

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Le gros problème des rédactions Web, c'est que les journalistes ne font pas de vraie analyse statistique des données dont ils disposent. Lors de mes observations au sein des rédactions, j'ai pu entendre : "Ça n'a pas marché, on ne va pas le refaire." Ils n'essaient pas vraiment de comprendre pourquoi "ça n'a pas marché". Or cela peut dépendre du titre, des mots clefs, de la place de l'article sur la Homepage, du relais sur les médias sociaux...

On peut d'ailleurs modifier le destin d'un article en changeant son titre, en fonction de la popularité de certains mots clefs, voire en le repostant en continu pendant 48 heures sur les médias sociaux pour exploiter à fond son potentiel de clics.

Tous les rédacteurs en chef ont l'oeil rivé à "Chartbeat" (dont le fondateur défend maintenant le "Web de l'attention" plutôt que la culture du clic, ndlr), outil de mesure d'audience en temps réel. Pour le média, le clic est un revenu publicitaire. Pour l'individu, auteur de l'article, c'est agréable quand un article fait du clic. Cela peut même être considéré comme un indicateur de sa valeur, voire de son existence.

La notion de ligne éditoriale a-t-elle disparu?

Face à la pression du marché, il y a une forte tension entre un impératif de quantité et la qualité, c'est-à-dire une ligne éditoriale respectable. Les rédactrices et rédacteurs en chef ont des arbitrages à faire sur cette question essentielle. Un gros site américain a carrément supprimé sa rubrique "International", faute d'audience. Les sites de news essaient généralement de garder un équilibre en subventionnant un sujet sur la Syrie, par exemple, par des diaporamas people ou autres petits articles de type "liste" - comme "Top dix des stéréotypes sur les Parisiens" - qui vont cartonner.

Parviennent-elles à maintenir cet équilibre?

C'est très dur, sachant que de petits articles de deux paragraphes avec trois liens peuvent être réalisés en 20 minutes. Le calcul, que tout le monde fait, c'est qu'un journaliste peut faire 30 petits papiers de ce type par jour alors qu'en se consacrant trois jours à un sujet d'enquête ou à un reportage, son papier fera 20 000 clics au mieux. Les sites d'info se comparent beaucoup et ont toujours un oeil les uns sur les autres. Il y a un nivellement par le bas et la comparaison leur permet de justifier certains choix. Ils se disent : "Si untel fait pas mal de people, je peux bien en faire un peu plus."

Ces évolutions impactent-elles la manière dont les journalistes mesurent la valeur de leur travail?

Pour un journaliste, comme pour un médecin, la mesure de la valeur passait auparavant uniquement par le respect et la reconnaissance des pairs. C'est le sens des prix remis par des journalistes à leurs confrères. Sur le Web, la mesure de la popularité d'un article auprès du public induit un autre ordre de valeur. La publication d'un article en ligne marque le début de sa vie, contrairement au print, où la publication dans le journal marque la fin du processus. En ligne, l'article est ensuite promu sur les médias sociaux. Des journalistes, pigistes notamment, m'ont d'ailleurs dit qu'avoir 4000 abonnés sur Twitter leur donnait de la valeur sur le marché de la pige. Les rédacteurs en chef ont intégré que leur influence contribue à l'audience de leurs papiers.

Votre thèse s'appelle "Clic ou Pulitzer". Le journaliste Web est-il condamné à choisir?

Les journalistes Web, souvent très jeunes, espèrent la plupart du temps faire du reportage, travailler pour XXI ou être grands reporters au Monde. Ils voient leur passage par une rédaction Web comme un tremplin pour aller vers le papier - quand ils ne travaillent pas pour un "pure player" - se faire des contacts, se créer une réputation. Pas mal de jeunes se servent de leurs CDD dans les rédactions Web pour financer des projets plus longs - mais pas rentables - qui leur tiennent à coeur.

Le discours des journalistes Web est paradoxal. Le clic, comme le "personal branding", est décrié par tout le monde, mais le fait d'avoir un papier très cliqué est valorisé, comme si cela indiquait la valeur du papier, voire une façon d'exister de l'auteur de l'article. Tous espèrent écrire l'article qui obtiendra à la fois reconnaissance des pairs et une forte popularité. C'est très rare, mais il y a des reportages, des enquêtes, qui rencontrent un succès inattendu auprès du public. Le problème, c'est que si vous devez produire beaucoup de papiers, vous n'avez pas le temps de faire autre chose.

Des rédactions Web alternent des périodes de forte productivité de papiers d'actualité chaude et des périodes d'enquêtes...

L'un des quatre sites new-yorkais que j'ai observés encourage ses journalistes à prendre six semaines par an, payées, pour se consacrer à un reportage ou une enquête de longue durée, avec l'idée de publier un livre, qui contribuera à la publicité du site. C'est assez incroyable dans un pays où il n'y a quasiment pas de congés payés. A la grande surprise du rédacteur en chef, peu de gens ont répondu présent, parce que l'idée de devoir trouver le sujet parfait fait peser trop de pression sur eux. Il estimait qu'ils n'avaient plus l'habitude de proposer des sujets ambitieux.

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