Ken Loach : “Les médias contrôlent notre culture d'une manière très pernicieuse”

En salles ce mercredi 2 juillet, “Jimmy's Hall” sera peut-être le dernier film de Ken Loach. Entretien avec un réalisateur militant qui n'a rien perdu de sa capacité à s'indigner.

Par Propos recueillis par Laurent Rigoulet

Publié le 02 juillet 2014 à 08h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Ken Loach se donne l'été pour réfléchir. Jimmy's Hall sera peut-être son dernier film. Il a annoncé son désir de retraite l'an passé, à l'heure où le tournage semblait une épreuve insurmontable pour un homme qui vient de fêter ses 78 ans. Il parlait de se consacrer aux films documentaires à base d'archives (« un noble passe-temps pour les retraités »). Il s'est repris depuis. Ne veut prendre aucune décision ferme. « Il y a quand même un moment où l'énergie vient à manquer, dit-il. Comme pour le footballeur qui n'est plus capable de faire la passe juste au bon moment. Le cinéma est un travail collectif, et le cinéaste a une responsabilité envers ses collaborateurs qui donnent le meilleur d'eux-mêmes. Il faut être à la hauteur. On ne peut pas dire : “Je vais faire un film” et manquer à l'appel. » Pour l'heure, Ken Loach est là, dans un salon parisien, frais et disponible. Sans idée sur la suite. Mais très enclin à parler de son travail.

Qu’est-ce qui vous a conduit à réaliser un nouveau film historique en Irlande, huit ans après la Palme d’or du Vent se lève ?
Mes discussions avec Paul Laverty, le scénariste avec lequel je travaille depuis vingt ans. Nous échangeons presque tous les jours. Par SMS, par mail, par téléphone… Nous sommes sans cesse en train d’observer les gens, de commenter l’actualité, de nous enflammer pour des histoires qui mettent en relief la cruauté de la société, sa comédie aussi. En général, ça débouche sur des récits contemporains, mais il arrive qu’un personnage surgisse du passé, comme celui de Jimmy Gralton, un militant communiste des années 1930 qui fut la seule personne jamais déportée par le gouvernement irlandais. Paul a entendu parler de lui par un ami, metteur en scène de théâtre, et, quand il a entamé les recherches, il s’est rendu compte que tous les documents le concernant avaient disparu des archives nationales. Les traces de son histoire avaient été éliminées.

Son histoire est-elle aussi un moyen de parler du monde d'aujourd'hui ?
Jimmy Gralton ouvre une salle pour des soirées dansantes et des réunions politiques. Malgré l'opposition de l'Eglise, il veut inventer un lieu de liberté où la musique, la joie, le désir, la pensée peuvent circuler sans entrave. C'est une initiative qui dérange, et ça me semble encore le cas aujourd'hui. Les médias ont remplacé le prêtre d'autrefois qui, depuis sa chaire, nous disait quoi faire et ne pas faire. Ils contrôlent notre culture d'une manière très pernicieuse, en marginalisant les discours alternatifs. La pensée radicale ne suscite que la méfiance, elle paraît excentrique, déplacée, absolument pas crédible.

Et notre époque fait écho à celle des années 1930. Le monde, sous le coup d'une catastrophe financière, était en pleine récession. Le chômage, en Grande-Bretagne et en Irlande, était un problème massif, sans qu'on puisse en faire porter la responsabilité aux immigrés bulgares, polonais ou roumains... L'extrême droite était en marche, et la gauche était faible et divisée. Le problème m'a paru assez brûlant pour que je me lance dans la réalisation d'un film d'époque. Il me faut toujours une très bonne raison pour tenter l'aventure d'un film en costumes : affronter les pièges de la nostalgie, des chromos, de la saga historique. D'autant que j'ai horreur des films qui durent plus d'une heure quarante-cinq. Pour moi, c'est le maximum que l'on peut infliger à un public. Aucun film ne devrait être plus long qu'un match de football.

Votre film vient de sortir en Angleterre, où la presse conservatrice avait violemment attaqué Le vent se lève. Ça se passe mieux ?
A l’époque, j’étais un ennemi de la patrie : j’avais réalisé, avec des fonds publics, un film de propagande pour les terroristes. Pour Hidden Agenda, en 1990, on m’avait présenté comme « le représentant de l’IRA » dans la sélection cannoise. C’est plus calme aujourd’hui. J’ai droit à des analyses très positives, mais aussi à des attaques particulièrement vicieuses. Une journaliste, par exemple, explique que j’ai les femmes en horreur, sans que j’arrive bien à saisir pourquoi…

Huit ans après Le vent se lève, Ken Loach filme à nouveau l'Irlande du début des années 1930.

Huit ans après Le vent se lève, Ken Loach filme à nouveau l'Irlande du début des années 1930. © Sixteen Films

En cinquante ans de carrière, vous avez raconté de nombreux chapitres du XXe siècle britannique. Avez-vous l'impression d'élaborer une « contre-histoire » de votre pays ?
Je ne me suis jamais posé cette question, car je pensais au film suivant. Mais j'ai toujours essayé d'aborder des épisodes passés sous silence par l'Histoire officielle et de faire entendre une autre voix. C'est important, aujourd'hui. On ne peut pas aborder les crises politiques actuelles sans connaître celles du passé. Les crises sont cycliques, or on nous les présente toujours comme nouvelles.

En Grande-Bretagne, si l'on écoute la radio ou la télévision, notre pays n'a pas d'Histoire : l'économie s'effondre pour la première fois, l'extrême droite fleurit pour la première fois. Les enfants sont étourdis de cours sur la Deuxième Guerre mondiale, mais personne ne leur explique que des financiers soutenaient le parti nazi, lequel défendait les intérêts des grandes entreprises et de leurs actionnaires. Aujourd'hui – c'est terrible –, le chef de l'extrême droite anglaise devient populaire en insistant sur les méfaits de l'immigration. Et en militant pour la dérégulation, le libéralisme le plus dur et la suppression des impôts pour les plus riches...

L'Histoire a toujours été votre passion. D'où cela vient-il ?
Je n'en sais rien. Certains enfants développent une relation particulière avec les animaux, moi c'était avec les monuments. En Angleterre, au centre de chaque village, il y a une église, datant souvent du XIIe ou du XIIIe siècle. Je les prenais en photo, sous tous les angles, avec mon petit appareil. J'aimais ces vieilles pierres, le passé où elles me transportaient. Celui du Moyen Age ou des guerres civiles du XVIIe siècle. J'allais me promener sur les champs de bataille. Je restais là, debout dans la campagne, à écouter l'écho des autres siècles. Une simple joie enfantine. Au début de l'adolescence, j'ai découvert les pièces de Shakespeare et j'ai commencé à en faire une légère obsession, j'étais complètement fasciné par l'époque qu'il décrivait et par ces dynasties qui se déchiraient pour la conquête du pouvoir.

Quelle culture vous ont transmise vos parents ?
Très traditionnelle. Ma mère était fille de tailleur, mon père, fils de mineur ; il avait dix frères et soeurs dont plusieurs sont morts, enfants. Il a travaillé comme électricien dans une usine. Il touchait sa paye chaque semaine dans une enveloppe, il a fini chef d'atelier, il aurait sans doute pu avoir d'autres aspirations, mais cette vie lui convenait. Il n'était pas du tout politisé, il lisait le Daily Express, un des joyaux de la presse tabloïd.

J'ai surtout été profondément marqué par les virées que notre famille faisait, une fois par an, à Blackpool, la mecque de la classe ouvrière, une cité balnéaire au nord de Liverpool. Les spectacles de music-hall, très en vogue, faisaient alterner des chanteurs et des comiques que j'adorais. Leur humour était leste et chaleureux. Ils évoquaient la pauvreté et ses contrariétés, les problèmes ordinaires de la vie et de l'amour, dans un style plein de sous-entendus qui faisait littéralement chavirer de rire des salles entières. Un sens comique de l'oppression sexuelle, du désir refoulé qui m'a beaucoup influencé par la suite.

Tout était drôle dans ces excursions à Blackpool ! Ces hommes qui, comme mon père, s'installaient sur la plage en costume trois-pièces, avec leurs souliers vernis et un pli à leur pantalon ! Les femmes qui retroussaient leurs robes pour tremper un orteil dans l'eau. J'étais particulièrement friand des cartes postales égrillardes de Donald McGill, qui mettaient en scène le burlesque des Anglais en vacances, des grosses femmes en maillot, des maris volages et vicelards.

Dans Jimmy's Hall, Jimmy ouvre une salle où se mêlent musique et politique. Au grand dam de l'Eglise.

Dans Jimmy's Hall, Jimmy ouvre une salle où se mêlent musique et politique. Au grand dam de l'Eglise. © Sixteen Films

Faire émerger des personnages de la classe ouvrière, sans les caricaturer ni les prendre de haut, est devenue la motivation première de votre travail. Qui l'avait fait avant vous ?
Au cinéma, les documentaristes des années 1930 comme John Grierson et Paul Rotha. Et les pionniers du « free cinema », Lindsay Anderson (Le Prix d'un homme) ou Karel Reisz (Samedi soir, dimanche matin) qui ont ouvert des portes en racontant, au tournant des années 1960, des histoires ancrées dans le Nord ouvrier. Mais ils ne l'ont fait que pendant trois ou quatre ans, avant de retourner à Londres ou de répondre à l'appel des sirènes hollywoodiennes. Ils ne se sont pas engagés sur le long terme, ils ont considéré le pays ouvrier comme un décor exotique et ils ont déserté le champ de bataille.

Avec l'énergie et l'arrogance de notre jeunesse, nous les critiquions et parlions d'aller beaucoup plus loin. Donner une voix aux prolétaires était, pour nous, un geste politique qui changerait le cours de l'Histoire. Les scénaristes et producteurs avec qui j'ai réalisé mes premiers films avaient une vision proche de la mienne. Nous étions trotskistes et nous suivions des cours d'éducation politique, avec un texte à lire pendant la semaine et des discussions le vendredi. Nous avons distribué des tracts pour le parti travailliste, qui a gagné les élections en 1962, mais nous avons compris vite qu'il n'avait pas le moins du monde l'intention de changer la société. Une trahison qui a marqué tous mes films : chaque gouvernement travailliste, en particulier celui de Tony Blair, m'a donné raison...

Vous êtes devenu réalisateur pendant l'âge d'or de la télévision publique, où les directeurs des programmes ne juraient que par « l'art au service du peuple ». Comment avez-vous débarqué à la BBC ?
Par pure nécessité. Il fallait que je nourrisse ma famille. J'avais réalisé des mises en scène au théâtre, mais je n'avais aucunement l'idée de devenir réalisateur, j'aurais accepté n'importe quel boulot. J'ai suivi à la BBC une formation dont l'essentiel consistait à apprendre le fonctionnement de la maison, comment se retrouver dans les couloirs et comment remplir les formulaires. Un réalisateur est venu nous montrer comment fonctionnait une caméra pendant une matinée, et je me suis retrouvé aux commandes d'une dramatique policière...

La télévision de ces années-là était un véritable laboratoire ?
Nous étions très influencés par la liberté de la Nouvelle Vague française, le sens du montage de ces cinéastes, et surtout la manière dont ils ont fait descendre le cinéma dans la rue. A la BBC, les téléfilms étaient tournés en studio, et nous avons rusé pour filer à l'air libre avec des caméras 16 mm. Une véritable révolution esthétique, car tout changeait : la lumière, le décor, mais aussi le jeu des acteurs, plongés dans un nouvel environnement. Nous avons réussi à le faire parce que nous étions animés d'une force collective et que nous avons réussi à manipuler le système très bureaucratique du service public. Nous menions notre guérilla, nous avions vraiment le sentiment de faire de l'intervention politique. Nos dramatiques étaient diffusées le mercredi soir à 21h15, juste après les informations. Pour nous, c'était l'idéal, une démarche parfaitement brechtienne : parler de la même actualité avec la distance critique de la fiction. Chacun de nos films était un petit manifeste.

Dès les années 1960, vous avez trouvé une forme de « vérité », en réunissant des acteurs de métier et des gens ordinaires, comme l'interprète étonnante de la mère du héros dans Jimmy's Hall...
Nous filmions à l'endroit même où l'histoire se déroulait et nous y cherchions souvent nos interprètes. En 1968, nous avions trouvé l'enfant de Kes en allant dans une classe du Yorkshire. La mère de Jimmy's Hall est de Sligo, la ville d'Irlande où nous avons tourné. Il était impensable qu'elle vienne de Dublin. Quand on a vécu toute sa vie dans une région agricole, on le porte sur son visage, tous les gestes, tous les mots en sont imprégnés. Ensuite, comme dans tous mes films, j'ai essayé de l'amener à révéler quelque chose d'elle-même devant la caméra. Je cherche à diriger les acteurs le moins possible, mais à créer un contexte qui les amène à réagir.

Vous avez commencé par étudier l'art dramatique. Quel genre d'acteur étiez-vous ?
Mauvais, sûrement... Je voulais jouer le grand répertoire et personne d'au­tre que moi ne me trouvait le moindre ­talent.

Et vous savez danser ?
Les hommes anglais ne dansent pas. Sauf quand il sont ivres ou dans les mariages. Ou les deux...

Ken Loach en quelques dates
1936 Naissance à Nuneaton, dans le Warwickshire.
1964 Premières réalisations pour la BBC.
1969 Sortie de Kes.
1985 Réalisation de documentaires pendant l'ère Thatcher, dont Which side are you on sur la grève des mineurs.
1995 Sortie de Land and Freedom sur la guerre d'Espagne.
2006 Le vent se lève, Palme d'or à Cannes.
2013 Retour au documentaire politique avec The Spirit of 45.

A voir

Jimmy's Hall, de Ken Loach. En salles le 2 juillet.

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