Très récemment, le débat sur ce que l'on appelle la sélection à l'université a été relancé par des déclarations contradictoires du Ministre Benoit Hamon et de la secrétaire d'Etat Geneviève Fioraso. Ce débat ne concernait que les Masters mais régulièrement le problème de la sélection est soulevé par une personnalité et dénoncé par des groupes d'étudiants ou d'enseignants, dont l'UNEF.
De quoi parle-t-on lorsque l'on évoque la sélection à l'université?
Deux types de sélection sont évoqués conjointement: la sélection sur des critères de compétence ou de qualité et la sélection qui est une ségrégation de type socio-économique. Les opposants à la sélection mettent en avant l'exclusion des étudiants issus des classes défavorisées et prônent un enseignement ouvert à tous. Les partisans de la sélection à l'université parlent d'une orientation positive pour éviter des taux d'échec très élevés en première année.
Il faut noter néanmoins que l'UNEF (qui est peu représentative d'un monde où les étudiants ne votent pas: taux de participation très bas n'atteignant pas 10%) et les opposants à la sélection n'évoquent pas le fait que le système français est déjà parmi les plus sélectifs. La sélection à la française est à la fois parfaitement connue et insidieuse. L'université est le seul lieu où, hormis certaines filières comme la médecine ou, de façon plus indirecte, le droit, la sélection n'est pas affichée. Les classes préparatoires aux grandes écoles, les IUT ou BTS sont des hauts lieux de la sélection sur critères dits de compétence. Il faut ajouter au système public sélectif les établissements privés eux aussi sélectifs et inclure dans ce système toutes les boites privées qui prospèrent en préparant les candidats aux examens des établissements publics sélectifs.
Pour entrer à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, il y a diverses formes de sélection, toutes sévères et souvent les candidats paient pour se préparer dans une boite privée. La sélection est donc la règle dans l'enseignement supérieur et l'exception est le secteur non sélectif en humanités, sciences humaines ou sciences exactes. Une minorité d'étudiants accède au secteur non sélectif, ce qui a fait dire à un groupe de chercheurs que l'université est la voiture balai de l'enseignement supérieur. (Refonder l'Université, par Olivier Beaud, Alain Caillé, Pierre Encrenaz, Marcel Gauchet et François Vatin.)
Le secteur sélectif n'est pas officiellement réservé aux étudiants des classes favorisées mais il est clair que plus l'on dispose d'un capital culturel et socio-économique élevé plus l'on est susceptible d'être accepté dans ce secteur. De là vient l'argument central des opposants à la sélection. Depuis l'exhortation à atteindre des taux de 80% d'une classe d'âge au niveau du bac, le discours sur la sélection semble avoir épousé le discours de la justice sociale.
Cependant, au niveau de l'entrée dans l'enseignement supérieur les inégalités sont déjà solidement établies. Le système scolaire français, comme l'a montré l'enquête PISA publiée en 2013, est particulièrement inégalitaire. Les élèves en difficulté, les élèves venant d'autres cultures, les élèves des quartiers défavorisés réussissent moins bien en France que dans d'autres pays. Par ailleurs, comme le montre une étude sur Paris, les stratégies scolaires des diverses classes sociales conduisent à une segmentation sociale au niveau du lycée. L'école, le collège et le lycée ne compensent pas les inégalités sociales mais les confirment et leur donnent une apparente objectivité.
Les enseignants cherchent à envoyer leurs enfants dans le secteur sélectif de l'enseignement supérieur et y parviennent mieux que n'importe quel autre groupe socioprofessionnel. Parmi ceux qui s'opposent à toute forme de sélection à l'université, il y a beaucoup de parents d'étudiants inscrits dans le secteur sélectif. La confusion entre sélection-orientation et sélection-sanction injuste permet de masquer les pratiques et les enjeux.
Les taux d'échec en première année ou en licence peuvent atteindre 50%. La non-sélection conduit donc à l'échec. Les étudiants qui échouent n'ont pas le capital culturel ou socio-économique de ceux qui entrent dans le secteur sélectif. Si l'on était vraiment sérieux à propos de la réussite de tous ou de l'élévation du niveau culturel de tous, il faudrait commencer par augmenter les ressources dès l'école maternelle, par créer les conditions socio-économiques qui évitent la relégation.
L'école ne peut pas créer l'égalité que la société refuse violemment
Les discours sur l'accès à l'université masquent les défaillances et manquements en amont. Il est clair que les enfants qui vivent dans des habitations insalubres et sonores, dont les parents n'ont pas d'emploi ou un emploi mal rémunéré, qui n'ont pas de modèle de réussite scolaire dans leur environnement sont mal partis et qu'ils ne seront pas en mesure de réussir des études supérieures. Problème social et politique avant d'être scolaire.
Aujourd'hui les étudiants non orientés qui s'inscrivent à l'université, sans avoir les moyens culturels de réussir, sont les victimes de l'injustice sociale et d'une hypocrisie généralisée. La virulence des discours anti-sélection masque mal l'existence de la sélection socio-économique de fait et déplace vers l'université les problèmes sociaux et ceux de l'école primaire. Un grand nombre d'étudiants s'inscrivent dans des filières pour lesquelles ils n'ont aucune compétence et même ceux qui n'échouent pas en première année obtiennent des diplômes qui n'ouvrent pas le marché du travail.
Aux Etats-Unis il y a un grand débat sur la discrimination positive (affirmative action) mais dans ce pays comme en France le problème essentiel est celui de l'injustice sociale qui se traduit pas des parcours scolaires fort inégaux. Pas plus à Sciences Po qu'aux Etats-Unis, les quelques mesures de discrimination positive ne peuvent compenser les facteurs structuraux de l'inégalité.
Dans le débat sur la sélection on confond aussi la légitime aspiration à un meilleur niveau d'éducation et l'aspect tri professionnel de l'enseignement supérieur. La plupart des étudiants souhaitent augmenter leurs chances d'obtenir un emploi bien rémunéré grâce à un diplôme. Etant donné que le pourcentage d'emplois d'encadrement n'a pas augmenté, le niveau de diplôme exigé pour accéder aux emplois les plus enviables ne cesse d'augmenter. Là où il y a trois générations le certificat d'études suffisait, il faut parfois une licence aujourd'hui. Beaucoup d'étudiants qui ont une licence de lettres finissent par occuper un emploi déqualifié et donc mal payé. Les titulaires d'un BTS s'en sortent mieux.
Si nous regardons en dehors de la France, par exemple en Finlande ou en Allemagne, on s'aperçoit que notre beau discours républicain sur l'égalité des chances est creux. L'école française est plus inégalitaire et la sélection à l'université en Allemagne n'empêche pas une plus grande mobilité sociale. Ne pas sélectionner les étudiants entrant dans une filière spécifique condamne à l'échec et à la marginalisation du diplôme. Les Masters sélectifs de l'université sont les seuls qui peuvent rivaliser avec les formations ouvertement sélectives. Celles-ci sont souvent privées ou chères si elles sont dans le public ou semi-public comme Sciences Po.
Le public étudiant le sait puisque les demandes pour accéder au secteur sélectif excèdent ses possibilités d'absorption. Le secteur non sélectif de l'université est très souvent un choix par défaut ou le marqueur d'une relégation sociale antérieure. Il y a moins de diversité sociale aujourd'hui à l'ENA ou Polytechnique que dans les années 50. Faire croire à des étudiants qui n'ont pas de bonnes connaissances en maths, anglais ou histoire que s'inscrire à l'université dans un cursus où l'on enseigne ces disciplines est une bonne idée est hypocrite. Tout le monde peut s'inscrire en première année de médecine mais, les critères de sélection étant connus, il n'y a pratiquement pas de littéraires ou d'élèves de classes dites professionnelles qui le font.
Ces choix sont le résultat d'un positionnement social mais il n'y a pas à ce stade de correctif magique pour rétablir la justice entre les individus. L'apparente non-sélection, c'est à dire l'absence d'orientation, dans un univers hyper-sélectif conduit à l'échec et à l'amertume sans atteindre son objectif d'une élévation du niveau culturel. Elle met en cause la valeur des diplômes non-sélectifs et surtout elle ne compense en aucune manière l'inégalité sociale et l'inégalité scolaire qui sont très fortes en France.
Pour conclure en ce qui concerne la justice sociale, je rejoins l'analyse d'Olivier Beaud et François Vatin exprimée il y a deux ans: "Si l'on ne modifie pas le cap sur la non-sélection, l'université française sera dévolue aux seuls "pauvres", les riches allant, comme dans les pays du tiers-monde, dans des établissements privés." Établissements privés et établissements publics d'élite hyper-sélectifs.