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Pesticides : « Je mets ma santé en danger pour 1 100 euros par mois »

Marie-Lys Bibeyran, salariée de la vigne, veut faire reconnaître le décès de son frère comme un accident de travail dû aux produits phytosanitaires.

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Publié le 10 juillet 2014 à 11h26, modifié le 10 juillet 2014 à 13h41

Temps de Lecture 5 min.

Marie-Lys Bibeyran dans une vigne de Listrac-Médoc (Gironde).

Elle ne divulguera pas le nom du domaine vinicole qui l'emploie mais pour le reste, Marie-Lys Bibeyran veut livrer sans réserve son témoignage. Cette ouvrière agricole, qui travaille pour un château de Listrac-Médoc, une commune au nord de Bordeaux, se bat pour réduire l'exposition des salariés agricoles aux pesticides.

Ce sujet sensible est revenu dans l'actualité lors du vote par l'Assemblée nationale, dans la nuit du mercredi 9 au jeudi 10 juillet, du projet de loi d'avenir pour l'agriculture. L'un de ses articles prévoit de subordonner l'épandage des produits phytosanitaires près des écoles, crèches ou hôpitaux « à la mise en place de mesures de protection telles que des haies ou des horaires adaptés ».

« Les agriculteurs ont pris conscience [de l'impact des produits phytosanitaires] car ils en sont les premières victimes » et il est « normal que des parents d'élèves réclament qu'il n'y ait pas d'épandage près des cours de récré », a déclaré le rapporteur PS du texte, Germinal Peiro. « Les ouvriers agricoles doivent être aussi protégés : c'est une population que l'on oublie alors qu'elle est la plus exposée », renchérit la jeune femme de 36 ans.

Lire nos explications : Pourquoi le gouvernement veut agir contre les pesticides

DOUZE MESURES POUR PROTÉGER LES SALARIÉS

Marie-Lys Bibeyran a lancé une pétition qu'elle a adressée au ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll. Signée par 3 600 personnes, elle demande l'adoption de douze mesures permettant de mieux protéger les salariés de la vigne.

Parmi elles : retirer du marché tous les produits phytosanitaires dangereux pour la santé, qu'ils soient cancérigènes, mutagènes, neurotoxiques ou perturbateurs endocriniens ; interdire de pulvériser des pesticides à une distance inférieure à 100 mètres des salariés agricoles ; empêcher l'entrée des salariés dans les parcelles pendant 48 heures après le traitement ; ou encore obliger les employeurs à remettre chaque année aux ouvriers exposés une liste des pesticides utilisés.

« INFRACTIONS QUOTIDIENNES »

« Je constate quotidiennement des infractions et des manquements à la protection des salariés », assure Marie-Lys Bibeyran, qui travaille dans les vignes en tant que saisonnière depuis l'âge de 16 ans. Concernant les conditions d'épandage tout d'abord. Un arrêté de 2006 stipule que la pulvérisation de pesticides est interdite quand les vents soufflent à plus de 19 km/h. « Cette réglementation n'est jamais respectée par les domaines viticoles », assure-t-elle. Une réalité confirmée tant par les riverains que certains viticulteurs.

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La législation prévoit également un délai de rentrée sur une parcelle traitée – c'est-à-dire le laps de temps avant de faire intervenir à nouveau des travailleurs sur la culture – de 12, 24 ou 48 heures selon les produits et leur toxicité. « Mon employeur choisit d'attendre 48 heures mais ce n'est pas le cas de tous. Surtout, les domaines étant très proches les uns des autres, il arrive souvent que d'autres châteaux traitent leurs vignes quand nous travaillons sur les nôtres, parfois à dix mètres de là », dénonce-t-elle, précisant que les salariés préposés aux travaux manuels ne portent pas de tenue de protection.

Le Chateau Malartic-Lagravière, l'un des seuls six crus bordelais classés en blanc et en rouge.

Au total, la salariée a calculé être exposée « au minimum » une cinquantaine de fois par saison – les traitements ont lieu d'avril à début septembre et chaque parcelle est traitée en moyenne quinze fois.

« Certains produits prennent à la gorge, raconte-t-elle. J'ai des gênes respiratoires, des allergies et des éruptions cutanées. Au final, je mets ma santé en danger pour 1 115 euros par mois. »

Mais à Listrac-Médoc, petite ville de 2 500 habitants qui abrite 700 hectares de vignes, une appellation d'origine contrôlée riche en crus bourgeois, mobiliser les autres salariés viticoles et la population reste difficile. « Il y a toujours eu une toute-puissance de la viticulture, estime-t-elle. Son poids financier est très fort ici. Et dans le coin, il n'y a pas grand chose d'autre à faire. »

Lire le reportage : Omerta sur les pesticides dans le vignoble bordelais

DÉCÈS DE SON FRÈRE

Si Marie-Lys Bibeyran ose parler et dénoncer « l'omerta sur le sujet », malgré des « pressions et menaces », c'est en raison de la mort de son frère, Denis Bibeyran, emporté par un cancer des voies biliaires intrahépatiques en 2009. L'homme, alors âgé de 47 ans et qui « menait une vie saine », avait exercé pendant 24 ans comme tractoriste dans un domaine de Listrac-Médoc, où il préparait les produits phytosanitaires qu'il épandait ensuite sur les vignes.

« En période de traitement, il saignait du nez, se souvient sa sœur. Jusqu'à récemment, les tractoristes ne portaient pas de combinaison de protection et Denis n'a jamais pu utiliser un tracteur équipé de filtres à charbon et de climatisation pour évacuer les produits toxiques. »

Depuis 2011, Marie-Lys Bibeyran, qui a rejoint les associations Générations futures et Phytovictimes, se bat pour faire reconnaître le décès de son frère comme un accident de travail, persuadée qu'il est dû aux pesticides. Un procès contre la mutualité sociale agricole aura lieu le 5 mars 2015 devant la chambre sociale de la cour d'appel de Bordeaux.

Jusqu'à présent, une seule salariée viticole, victime d'intoxication aux pesticides en juin 2007, a gagné en justice contre son employeur. Le 31 octobre 2013, la même cour d'appel de Bordeaux a reconnu la faute inexcusable du château Monestier La Tour qui l'employait en Dordogne :

« L'utilisation de produits précités, à savoir le Clameur et le Cabrio Top, classifiés irritants, permet d'établir que l'employeur avait nécessairement conscience du danger auquel ses salariés pouvaient être exposés. »

RISQUES AVÉRÉS DE CANCERS

Pourtant, les effets sanitaires des pesticides sont documentés. Voilà un an, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale publiait la synthèse de centaines d'études internationales ayant analysé, depuis trente ans, l'état de santé de populations rurales ou de travailleurs agricoles. Elle concluait que l'exposition chronique à des pesticides augmente les risques de contracter certaines maladies telles que des cancers cérébraux et sanguins, la maladie de Parkinson ou des troubles cognitifs ou neuro-comportementaux.

Une enquête de l'association Générations futures, publiée en février 2013, dont Marie-Lys Bibeyran est à l'origine, a également révélé le danger des pesticides pour la santé des salariés viticoles. L'ONG a analysé les cheveux de 15 travailleurs de Listrac-Médoc (dont Mme Bibeyran), comparés à un groupe témoin de dix personnes n'exerçant pas ce métier.

Malgré une cohorte trop faible pour refléter l'état moyen de la contamination dans les vignes françaises, l'enquête établit de façon manifeste la présence accrue de résidus d'herbicides, d'insecticides et de fongicides chez les salariés : 6,6 substances différentes ont été trouvées chez ces derniers contre 0,6 chez le groupe témoin. Surtout, 45 % des molécules repérées sont classées cancérigènes possibles en Europe ou aux Etats-Unis et 36 % sont suspectées d'être des perturbateurs endocriniens.

« Je ne demande pas aux viticulteurs d'arrêter demain l'utilisation de tous les pesticides, mais de s'organiser autrement en traitant par exemple tôt le matin ou seulement le soir, assure Marie-Lys Bibeyran. Malgré tout, j'aime ce métier. »

Lire (édition abonnés) : Article réservé à nos abonnés Pesticides : risques avérés de cancers, infertilité, malformations
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