La dramatique leçon d’improvisation de Keith Jarrett

“Je n’en ai plus à vous donner. C’est comme ça.” Le grand pianiste a brusquement arrêté son concert solo à la salle Pleyel vendredi 4 juillet. Récit.

Par Michel Contat

Publié le 06 juillet 2014 à 22h38

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Il avait suffi que le site de la salle Pleyel, qui dépend encore de la Cité de la Musique à Paris, annonce Keith Jarrett en solo pour que, sans aucune autre publicité, le concert affiche complet en quelques jours. La salle ouverte aussi sur l’arrière comme pour les récitals de grands interprètes classiques, donne à voir le piano placé un peu de travers sur la scène éclairée. Un tableau qui attend son unique personnage. Dans le public, un degré d’expectative rarement atteint. L’annonceur de service, aussi gentleman que possible, procède aux demandes rituelles pour un concert de Keith Jarrett : pas de photos, portables éteints, aucun bruit ni d’interjections d’aucune sorte, sinon l’artiste quitte la scène. On nous demandait en somme d’exister mais sur le mode du n’être-pas.

L’attente dure, le temps de me rappeler une conversation avec John Lewis (le pianiste fondateur du Modern Jazz Quartet) au Montreux Jazz Festival la fois où Jarrett avait exigé et obtenu qu’il n’y eût aucun autre concert que le sien autour du Stravinsky Hall où il se produisait, portes hermétiquement fermées, afin que nul son ne risque de s’entendre venu du Miles Davis Hall et qui l’aurait déconcentré. John Lewis, pensif, m’avait dit : « Il ne devrait plus se produire dans les festivals et peut-être, à la façon de Glenn Gould, ne plus jouer qu’en studio. » C’était méconnaître la puissante interaction entre un improvisateur et son auditoire. Keith Jarrett a autant besoin de nous que nous de son drame musical instantané. Après sa maladie (syndrome d’extrême fatigue), il avait essayé de s’enregistrer seul dans le studio attenant à sa maison-forteresse. Ça n’avait, sur des ballades, rien donné d’intéressant (The Melody at night with you, 1998), mais il l’avait quand même donné à publier à Manfred Eicher, le patron des disques ECM dont il a fait pour une bonne part la fortune et qui lui passe tout, même Jasmine et Last Dance, enregistrés en duo avec Charlie Haden un soir d’épuisement. Pourtant Eicher et Jarrett savent l’un et l’autre que cet enregistrement ne vaut pas tripette, mais, que voulez-vous, ces disques plaisent à un public qui ne veut pas être fatigué par le jazz, et puis les publier aide Charlie Haden qui est malade et fauché. Générosité, donc.

Finalement le voici qui arrive sur scène, Keith Jarrett en personne, mythe vivant qui se dirige d’un pas de sénateur vers le piano pendant qu’une longue ovation le salue. Il contemple le clavier, se sèche les mains dans une serviette éponge blanche, se tourne alors vers le public et lui retourne sobrement son salut d’un geste de la tête. Mince comme un coucou, il est vêtu de noir, pantalon et chemise, et porte de petites lunettes à verres fumés. Quand les applaudissements se sont éteints et que le silence s’est fait, il entame sur un tempo lent et en rubato une exploration de sa mémoire musicale classique des débuts du XXe siècle : il cherche un fil à travers des réminiscences de Debussy, Ravel, mais aussi de Webern et même de Schönberg, sans jamais les citer, juste en se laissant porter par quelques accords qui lui viennent sous les doigts, croisant les mains sur le clavier, et il se lève parfois comme pour les trouver dans le corps même du piano.

Keith Jarret heureux de se donner sans se perdre

C’est très beau, c’est très Keith Jarrett, on l’a déjà vu ou entendu s’avancer dans une aventure de cette sorte qui promet plus qu’elle ne tient. Mais on entre avec lui dans le monde qu’il nous propose et que nous aimons tant et depuis si longtemps. Lui-même, on le sent prêt et en même temps inquiet. Alors il s’arrête sans conclure, se recueille, écoute les applaudissements, mesure avec ses antennes à lui la chaleur que le public émet, et il décide d’un seul coup de lui faire plaisir : une longue improvisation hyper groovy, jazz pour amoureux du jazz qui swingue, sur un seul accord joué en riff de la main gauche, avec des phrases de la main droite qui nous rappellent à la fois l’histoire du jazz bluesy et ses propres succès dans un genre où il excelle avec une extrême finesse, une absence totale de cette insistance vulgaire qu’appelle parfois le groove pour chauffer la salle. Une bonne dizaine de minutes d’un Keith heureux de se donner sans se perdre.

Vient ensuite sur un tempo lent une improvisation qui redonne la plénitude de son sens musical au mot « tendresse » – on songe à ce qu’il fit avec Arvo Pärt quand il joua son Tabula rasa – une sorte de ballade où le profane se mêle au religieux et qu’il termine en compliquant les accords, comme s’il refusait de sombrer dans la simplicité harmonique de la musique dite spirituelle et voulait laisser le sens en suspens… Changement à vue : il se lance dans l’invention d’une ballade aux harmonies proches de celles des chansons de Broadway qui ont tant servi aux jazzmen. Soudain, il l’interrompt, se lève, va vers le micro qui a été prévu à cet effet et dit : « Je me suis arrêté parce que je me suis rendu compte que j’allais, pour continuer, recourir à des trucs et ça aurait été une façon de tromper l’auditoire. » Ceux qui comprennent l’anglais apprécient, les autres se demandent sans doute quelle lubie le traverse. Retourné au piano, il prend les choses autrement, de façon atonale et de plus en plus hasardeuse, sans vraie inspiration. Le public suit, dérouté. Il se le réapproprie avec une de ces improvisations doucement mélodiques dont il a le secret depuis Facing you et le fameux Köln Concert qui nous fit tous craquer au milieu des années 1970. Puis il s’essaie à une espagnolade, plus proche du trop joli Concerto d’Aranjuez de Joaquin Rodrigo ou de Carmen de Bizet que de Manuel de Falla. Il la termine sans conviction.

Fin de la première partie. Long entracte. Chacun retourne à ses préoccupations sociales ou va répondre aux besoins de son corps. Des discussions s’amorcent, des interrogations, de menues dissensions entre connaisseurs. Question : « Assistons-nous à un bon concert de Keith Jarrett ? Est-il bien ou mal luné ? »

Arrivée, entourée de gardes du corps, de Christiane Taubira pour qui des places ont été réservées. On sait son amour sincère pour le jazz. Des tâches d’Etat l’ont sans doute empêchée d’assister à la première partie. Keith, revenu ragaillardi par qui s’est occupé de lui durant l’entracte, part sur un tempo vif dans une chevauché fantastique, en un jeu où il se harcèle lui-même, se tend des pièges avec emportement, déploie une énergie folle. Puis, comme libéré d’un trop-plein d’angoisse, il joue euphoriquement une sorte de « back to the groove » où l’ombre tutélaire de Ray Charles nous fait swinguer autant que lui, comme savent le faire les « crowd pleasers » à la Jacky Terrasson qui n’oublient jamais que le public aime se sentir bien. Il le gratifie encore d’une ballade tendre qu’il termine sur un accord parfait.

Tout reste possible, le pire comme le meilleur

C’est alors que tout se gâte. Il semble qu’un spectateur américain assis au premier rang l’ait agacé durant son improvisation par une remarque déplacée. Il s’adresse au public en désignant vaguement le coupable, on ne comprend rien de ce qu’il dit. Puis il quitte la scène. Dramatisation volontaire ? Certains se lèvent, crient, on veut qu’il revienne. Ce qu’il fait, au bout d’une longue attente. Essaie de s’asseoir au piano, pose ses mains sur les touches sans produire un son, se relève, va vers le micro et explique alors, en substance : « L’improvisation demande que les conditions soient remplies pour que l’artiste puisse créer de la musique. Cet incident provoqué par un Américain et non par vous Français a tué la musique en moi. Je n’en ai plus à vous donner. C’est comme ça. »

Et il s’en va pour ne plus revenir. Une partie du public hue, l’autre se perd en conjectures. Je demande à Manfred Eicher, assis non loin de moi, s’il comprend ce qui s’est passé. Il n’en sait pas plus que moi : de pareils incidents se sont déjà produits, pour des toux qui déconcentraient Keith et le mettaient en colère. Il dit que Keith est à prendre ou à laisser. Nous prenons. Je pense à Thelonious Monk à qui il arrivait aussi de se lever et de quitter la scène. La différence est que la folie de Monk était touchante, il était un homme rempli d’amour, un enfant. Celle de Keith Jarrett est plus ambiguë, il se pourrait qu’il ne soit malade que de lui-même. L’amie qui m’accompagne appelle un ami musicien qui a joué avec Keith dans les années où il n’était encore qu’un jazzman qui faisait la route dans des conditions très dures. Elle lui raconte ce qui s’est passé. Ça ne l’étonne pas : il s’enferme de plus en plus dans sa forteresse intérieure, son égolâtrie. Elle a ce mot qui m’émeut : « Alors je le plains de tout mon cœur. Tant de souffrances pour tant de beautés. »

Que va faire désormais ce grand musicien que le public réclame ? Son trio avec Gary Peacock et Jack DeJohnette est définitivement dispersé après trente ans de vie scénique et discographique. C’est plutôt une bonne nouvelle, car quelque chose avait tari l’inspiration magnifique de cet agrégat de personnalités si différentes ; seuls les gros cachets les tenaient encore ensemble. Rendu à sa liberté enclose, Keith Jarrett va-t-il continuer sa carrière solo ? Former à nouveau un quartet avec des musiciens de sa trempe et capables de résister à son emprise ? S’arrêter complètement et vivre au lieu de créer ? Tout reste possible, le pire comme le meilleur. Nous avons vécu avec lui, ce vendredi 04 juillet au soir, le meilleur, des moments de totale musicalité. C’est énorme au regard d’un incident somme toute mineur. On se demande simplement si ses contrats de concerts stipulent qu’il peut, sans dédommagement, quitter le scène quand il veut ?

Summertime, le blog jazz estival de Michel Contat
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