L'histoire mouvementée du plaisir féminin

Nicolas Journet

Hors-séries Sciences Humaines N° 10 - Novembre-décembre 2009

Entre le XVIIIe siècle et nos jours, une curieuse morale vint affirmer qu’une femme normale ne jouit pas ou peu.

Adam et Eve, premier couple humain, sont chassés du paradis : ce grand mythe biblique, conçu pour rendre compte de l’universalité du mal, allait surtout coûter cher au sexe féminin. Eve, en effet, non contente de n’être qu’un sous-produit de son conjoint, est désignée comme la première responsable de la chute, et dut désormais endosser le péché de luxure. Cette image de la femme faible, incapable de résister à la tentation des sens, existait avant même que le christianisme s’impose, et généra une longue tradition de commentaires sur la nécessaire sujétion de la femme à la volonté masculine. On la soupçonnera donc d’entretenir, sous des dehors réservés, une secrète ardeur sexuelle, difficile à éteindre une fois échauffée, et capable de faire d’elle une nymphomane déchaînée.

Le christianisme des premiers siècles, hanté par l’idéal de chasteté, dut, pour cesser de n’être qu’une secte, composer avec la nature charnelle de l’espèce humaine. L’Eglise romaine opta donc d’un côté pour le célibat des clercs et, de l’autre, pour le mariage monogame des fidèles, dont elle s’employa, au cours des siècles, à réglementer l’activité sexuelle sur la base d’un principe simple : tout ce qui ne concourt pas à la reproduction dans le cadre du mariage est péché. A peu de chose près, cette doctrine est toujours en vigueur au XXIe siècle. Toute intention autre, cela va sans dire, s’en trouva condamnée : adultère, sexe vénal, masturbation solitaire ou, pire encore, homosexualité (que l’on appelait sodomie) purent, à certaines époques, valoir fort cher en pénitence, sinon en punition physique. Mais l’imposition de telles restrictions ne pouvait faire l’économie d’une réflexion sur les conditions mêmes d’exercice d’une sexualité conjugale licite. Les discussions menées par des théologiens catholiques entre les XIe et XIIIe siècles, bien résumées par Claude Thomasset (1), en donnent un exemple. Faute de sources spécifiquement chrétiennes, les clercs s’inspirent à cette époque des philosophes et des médecins antiques. En ce qui concerne l’homme – dont la nature est considérée comme chaude et impétueuse –, tous conviennent que son plaisir est un mal incontournable, car l’émission de sperme exige l’orgasme. Dans certaines limites, toutefois : depuis saint Augustin, une sentence s’est imposée : « Celui qui aime sa femme d’un trop violent désir est un adultère. » Le mari devra donc savoir se modérer, observer des jours d’abstinence religieuse, et toujours garder en tête l’objectif reproducteur de son acte, ce qui en limite beaucoup les occasions licites. Ce sont en vérité des règles difficiles à sanctionner, mais elles expriment un idéal : celui d’un homme qui sait maîtriser ses pulsions viriles.

 

Pourquoi l’orgasme ?

Quant à la femme, son désir et son plaisir posent de vrais problèmes. A quoi sont-ils utiles ? Toutes les spéculations existent, mais deux auteurs dominent la scène : Aristote et Galien, médecin grec du iie siècle. Leurs avis divergent au moins sur un point : l’intervention d’une « semence féminine » émise au moment de l’accouplement et impliquée dans la conception de l’embryon. Aristote pense qu’elle est négligeable et que, par conséquent, l’orgasme féminin est superflu, sauf peut-être parce qu’il rend le coït désirable. Mais la médecine galénique affirme le contraire : la femme qui jouit émet une « semence » favorable sinon indispensable à la conception d’un embryon. Du point de vue de l’Eglise, il est logique de lui accorder cette satisfaction. Le galénisme l’emportera : des autorités comme Albert Le Grand et de savants médecins se pencheront aux XIIIe et XIVe siècles sur les méthodes appropriées, caresses et autres mignardises, non seulement pour amener l’épouse à l’état souhaité d’excitation, mais pour synchroniser les émissions. Certes, le concile de Trente (1545-1563) et, de manière plus large, le mouvement dit de la « contre-réforme » seront très sévères pour les plaisirs de la chair, réaffirmant la volonté de l’Eglise d’imposer aux couples mariés une stricte discipline reproductive. Le mouvement gagne les autorités civiles qui répriment avec une sévérité accrue tout ce qui contrevient à la pudeur et à la chasteté. Il prend, selon Robert Muchembled (2), la forme d’une « peur croissante des enfers du bas du corps ». Les femmes en font les frais car, selon la doctrine ancienne, elles passent pour peu capables de contrôler seules leur lubricité. La culture dominante stigmatise la propension à la luxure des « filles d’Eve ». L’image angoissante de la sorcière se répand, et l’on inaugure les bûchers où finissent des dizaines de ces pécheresses supposées. En contrepoint, on célèbre la femme vertueuse, fidèle et féconde, sans toutefois contester que son plaisir soit, dans les strictes limites de l’amour conjugal, utile à la propagation de l’espèce. Et, bien qu’erronée sur le fond, la théorie séminale connut diverses formulations : au XVIIe siècle, le théologien Francisco Suárez jugeait ainsi que les beaux orgasmes donnant de plus beaux enfants, cela seul suffisait à en justifier la poursuite.

 

L’harmonie des plaisirs

Cette sexologie avant la lettre infirme donc l’idée que l’« orgasme simultané » soit une géniale invention du XXe siècle. Elle montre également que l’Eglise n’a pas uniformément méprisé la jouissance sexuelle féminine tout au long de son histoire. Bien que la doctrine des « deux semences » ait été plus d’une fois contestée, elle reçut un appui autorisé au moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, époque à laquelle les médecins et moralistes manifestent un intérêt poussé pour ce qu’Alain Corbin (3) nomme « l’harmonie des plaisirs ».

Ce souci ancien des autorités religieuses et savantes pour le « bon coït conjugal » rend d’autant plus intrigante la survenue, au XIXe siècle, alors que l’Eglise perd de son influence, et après qu’en France la Révolution a permis une période d’assez grand libertinage, d’une morale sexuelle sensiblement différente. Celle-ci, que l’on appelle parfois victorienne, soutient qu’une femme « honnête » n’a pas de plaisir : elle ne fait qu’accomplir un devoir conjugal et ne porte aucun intérêt à la jouissance. Cette évolution moderne, selon Yvonne Knibiehler (4), est attribuable à de nombreux facteurs esthétiques, sociaux, religieux, politiques et hygiéniques. L’antimodernisme, le romantisme, la pudibonderie bourgeoise sont souvent cités. On notera aussi, à la suite de R. Muchembled, que l’époque est marquée par deux évolutions doctrinales, l’une religieuse, l’autre médicale. C’est, pour la première, l’extraordinaire résurgence du culte marial et la célébration de la virginité, qui impose aux jeunes filles une ignorance totale des choses du sexe. La médecine, quant à elle, abandonne vers 1840 la théorie des « deux semences », de sorte que la jouissance féminine se voit dépouillée de toute nécessité, hormis peut-être, pour certains psychiatres, de porter remède à l’hystérie.

 

Frigidité et maternité

Mais de tels avis sont rares : les choses sexuelles sont, de manière croissante au XIXe siècle, investies par une médecine alarmiste, qui pourfend la masturbation, agite le spectre des maladies vénériennes et traite l’orgasme essentiellement comme une regrettable dépense d’énergie. Le résultat est que la relative égalité des plaisirs se rompt. La femme « en bonne santé », présumée frigide, limite au minimum conjugal son activité sexuelle, car sa véritable joie est la maternité. L’homme, conviennent les médecins, ne saurait s’en tenir là : sa lascivité est jugée bien plus impérieuse. Le déséquilibre se creusera donc entre les attentes des deux sexes : la femme est bombardée gardienne des vertus familiales, l’homme en rut permanent est globalement excusé de vagabonder sexuellement. C’est la grande époque de l’adultère vénal. La prostitution prospère dans les villes, d’autant plus voyante que l’hygiénisme croissant favorise sa réglementation plutôt que son interdiction. Lorsque les médecins se penchent sur les besoins de l’homme, ils conseillent cependant un acte bref et sans fioritures : économie d’énergie oblige. La frigidité féminine se trouve ainsi entretenue de toutes parts.

Paradoxalement, certains mouvements abolitionnistes de l’époque y trouveront le levier d’un équilibre à rétablir : au nom des moindres exigences sexuelles des femmes, le mouvement Social Purity réclamait vers 1880 que les hommes se soumettent, en matière de coït conjugal, au calendrier plus clairsemé des épouses. Curieuse époque, en vérité, formatrice de la modernité sexuelle, où, avec l’appui des autorités savantes, le genre féminin « normal » cessa d’incarner la luxure, et se trouva à la pointe d’une modération des plaisirs conjugaux conforme aux vœux d’une partie au moins des militantes féministes comme Josephine Butler.

Ne nous y trompons pas toutefois : de l’Eve faillible qu’elle était encore au XVIIe siècle à la gardienne de la pudeur qu’elle était devenue au seuil du XXe siècle, la femme ne cessa d’être l’objet d’un regard masculin scrutateur et plutôt désobligeant : quel usage, quelle nécessité pouvait-on attribuer à son plaisir ? Il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que sa qualité intrinsèque, indépendante de tout besoin génésique ou thérapeutique, soit franchement reconnue, et revendiquée comme un droit.

 

NOTES :

(1) C. Thomasset, « De la nature féminine », in G. Duby et M. Perrot, Histoire des femmes en Occident, Perrin, 2002.
(2) R. Muchembled, L’Orgasme et l’Occident. Une histoire du plaisir du XVIe siècle à nos jours, Seuil, 2005.
(3) A. Corbin, L’Harmonie des plaisirs. Les manières de jouir du siècle des Lumières à l’avènement de la sexologie, Perrin, 2008.
(4) Y. Knibiehler, « Corps ou cœurs ? » in G. Duby et M. Perrot,op. cit.

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3 commentaires
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    Si nous eûmes, j'en conviens, des amours ancillaires nous ne manquâmes point de filles mieux dotées. Pas des filles de rois, sans doute pas de princesses, mais de bonnes bourgeoises et de riches héritières, quelles fussent filles de notables ou de hauts dignitaires.
    Point ne fut l'une d'elle, tout au moins que je sache, qui n'ait été en peine, si nous les engrossament, de dédier au mari qu'elles prirent en banc, le fruit de nos ébats. Aucun de nous d'ailleurs, en toute dignité, ne manqua d'envoyer quelques fleurs à la jeune accouchée, témoignage ému de notre gratitude d'avoir su porter fruit de la semence dont leur avions fait don en échange de leur virginité.
    Riches ou pauvres, qu'elles fussent brunes ou rousses, que leur sein fut lourd ou tenant dans la main, nous sûmes les faire monter jusqu'au le septième ciel bien avant qu'un mari ne goute à leur délices. Elles gardent aujourd'hui, à ne point douter, le souvenir ému du tendre affront que nous nous avions fait subir en toute complaisance. Tendant leur croupe offerte à nos tendres assauts ou pour celles plus prudes, sans écarter les jambes, nous livrant le passage cotillon relevé.
    Nous dûment, quelques fois, nous partager la tâche. Pour une Cendrillon à plusieurs nous donner, chacun prenant le soin d'œuvrer dans l'orifice que par bonheur la nature nous tendait. S'il arrivait parfois que l'une d'elles cria "grâce !" aucune à ce jeu là ne resta insensible. Toutes, pouvons nous dire, revenant à la charge prirent goût à la chose et se firent ferventes de la pluralité.
    Aujourd'hui elles en sont, dans leur triste infortune, réduites a se donner le plaisir que, cocu qu'il ait été avant même qu'il le soit, leur mari trop âgé ne sait plus leur donner.
    S'il vous était donné, dans ces instant de grâce de lire en leur pensées, vous verriez qu'elles revivent pour la nième fois, les moment de bonheur et de plaisir intense que nous sûmes alors avec elle partager.
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    J'ignore comment des auteurs uniquement homme peuvent conclure de tels propos ! Sachant qu'ils restent limités par rapport a leur savoir et parlent de la femme ! On t il déjà été femme dans une vie antérieure ? Hh
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    intéressant. Il est vrai que les premiers mariages chrétiens en occident ne sont célébrés qu'au XIIème siècles (cf. G. Duby si je me souviens bien). Avant cela, l'Eglise bénit certaines unions princières pour tenir sa place politique. Dans le fond, le mariage n'est pas l'affaire du christianisme, car la quête chrétienne est celle de l'individu face à Dieu. Par définition la chair est "l'autre" humain, terrestre. Donc un autre vis-à-vis que Dieu. Que la chair soit matriomoniale (la société) ou libertine (l'individu terrestre), elle est plutôt contraire à l'idéal chrétien. Il faut cependant comprendre que pour les premiers chrétiens, à la limite, la chair libertine qui n'entrave pas l'individu d'un mariage mais l'épanouis (disons le cas d'un libertinage non-addictif), est tolérable et même potentiellement positive pour l'âme. Des conceptions assez proches des nôtres en fait. Mais le libertinage non-addictif est le privilège d'une élite restreinte. Et la société demande des mariages. Moyennant quoi, l'église pour asseoir son règne auprès des politiques de l'époque, a dut pencher du côté du mariage. -- il n'est pas surprenant par contre que la bourgeoisie soit pudibonde. Elle est l'incarnation même de la famille, du mariage, de la boutique et de la transmission familiale (matérielle et morale). De ce fait, la fidélité et la chasteté de la femme-mère sont essentielles à la (petite et moyenne) bourgeoisie. Trop de choses à perdre pour prendre des risques, et pas assez de richesses (matérielle et morale) pour jouer les grands libéraux-libertins. Voilà pour la morale qui arrive au 19ème siècle en Europe. ...vastes sujets, passionannts. -- aujourd'hui, avec la crise économique et l'orthodoxie financière, on peut assister à un cas d'école de "retour aux valeurs morales". Au-dela de tout jugement sur cette question, c'est un passionant sujet d'étude dans le temps tout à fait présent. Bien à vous. Gilles (Châtellerault).
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