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Eté 1914: la fin d'un monde - Première guerre mondiale

Cette photo des hommes du 5e de ligne, le 6 août 1914, a été colorisée, comme la plupart de celles que nous vous présenterons dans cette série.
Cette photo des hommes du 5e de ligne, le 6 août 1914, a été colorisée, comme la plupart de celles que nous vous présenterons dans cette série. © Excelsior-L'Equipe/Roger-Viollet
Bruno Cabanes, historien , Mis à jour le

Durant un mois, Match va vous faire revivre les quatre interminables années de la Première guerre mondiale. Cette semaine: «C'était la belle époque»

L’été 1914, la guerre fait irruption dans le quotidien de millions de familles. Elle sépare brutalement les hommes et les femmes, réorganise la vie ordinaire – le travail des champs, l’activité dans les entreprises. Un monde nouveau va naître, forgé par l’une des grandes épreuves collectives du XXe siècle : pour la première fois de leur histoire, toutes les sociétés européennes vont pleurer la disparition d’une génération entière de jeunes adultes ; pour la première fois, il faut apprendre à faire son deuil en l’absence des corps, dont beaucoup sont anéantis par les obus ou engloutis dans la boue des tranchées. Un siècle plus tard, on s’étonne encore que l’Europe ait trouvé la force de faire face pendant quatre longues années à un tel sacrifice, dont elle ne s’est finalement jamais remise. Or ce qui caractérise justement cet été 1914, c’est l’impréparation des contemporains à la réalité d’un conflit qu’ils imaginent bref et peu coûteux en vies humaines. « Comment expliquer que la guerre, tant de fois prévue, paraît tomber sur le monde comme une avalanche ? » s’interrogera des années plus tard l’historien Jules Isaac, coauteur du fameux manuel Malet et Isaac, qui a lui-même combattu pendant la Grande Guerre.

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Le 28 juin 1914, l’archiduc autrichien François-Ferdinand et sa femme sont assassinés par un groupe de jeunes nationalistes serbes, à Sarajevo. Le 28 juin, c’est aussi la date de la première étape du Tour de France : Paris-Le Havre, 338 kilomètres. Le vainqueur du jour, le Belge Philippe Thys, gardera le maillot jaune jusqu’à Paris, le 26 juillet, une semaine seulement avant l’entrée en guerre. Un mois de course cycliste à travers le pays, un mois de tensions diplomatiques dont les Français, finalement, n’ont guère conscience. L’été s’annonce exceptionnellement beau, les moissons seront en avance. Le 20 juillet, s’est ouvert le procès d’Henriette Caillaux, qui avait assassiné le directeur du « Figaro », Gaston Calmette, pour venger l’honneur de son mari, l’ancien président du Conseil et ministre des Finances, Joseph Caillaux, victime d’une campagne de dénigrement dans la presse. L’événement fait la une des journaux populaires. Les lecteurs se passionnent aussi pour le match de boxe Carpentier-Smith, pour les ballets Diaghilev à l’Opéra de Paris et pour le voyage en Russie du président Poincaré, accompagné du président du Conseil René Viviani : au plus fort de la crise, entre le 24 et le 29 juillet, les deux hommes sont en mer, sur le bateau du retour, entre Saint-Pétersbourg et Dunkerque. Nul ne songe que la guerre éclatera quelques jours plus tard.

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A l'été 1914, de nouveaux mécanismes se mettent en branle: les alliances et la peur d'être pris de vitesse par l'ennemi

Pour la génération née après 1870 – celle des futurs « pantalons rouges » de l’été 1914 –, la paix est devenue une habitude, « l’air que chacun respire sans y penser », dira un contemporain. Sur les cartes de France affichées dans les écoles, le territoire national apparaît amputé des deux provinces perdues, l’Alsace et la Lorraine. La revanche, pourtant, avait cessé d’être un but d’hostilités. Au tournant du XXe siècle, la guerre des Boers (1899-1902), en Afrique du Sud, puis la guerre russo-japonaise (1904-1905) avaient révélé la force dévastatrice de l’artillerie moderne. D’autres crises, qui auraient pu dégénérer en conflits européens, sont restées à l’échelle de tensions régionales : Tanger, au printemps 1905, Agadir, à l’été 1911, où les Allemands s’opposent frontalement à la présence française au Maroc, puis les guerres balkaniques en 1912 et 1913. La romancière Colette, qui passe ses vacances entre Cancale et Saint-Malo, résume l’état d’esprit général : « La guerre ? Peut-être, oui, très loin, de l’autre côté de la terre, mais pas ici… »

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Or, à l’été 1914, de nouveaux mécanismes se mettent en branle : le jeu des alliances, la peur d’être pris de vitesse par l’ennemi. En France, on vit dans l’obsession de la puissance démographique allemande (40 millions de Français contre 67 millions d’Allemands), d’où les débats passionnés sur l’allongement du service militaire à trois ans. L’Allemagne, elle, s’estime menacée d’encerclement. Ainsi Guillaume II, dans une lettre à son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, le 30 juillet 1914. « Je n’ai aucun doute à ce sujet : d’un commun accord, l’Angleterre, la Russie et la France se servent du conflit austro-serbe comme excuse pour lancer contre nous une guerre d’extermination. » Le terme, un siècle plus tard, surprend encore par sa brutalité. Pour tous, le conflit qui éclate en ce bel été 1914 est donc d’abord défensif.

Les socialistes européens, notamment Jean Jaurès, assassiné le 31 juillet, ne parviendront pas à enrayer la marche vers la guerre. Partout, les convictions patriotiques ont réduit au silence l’idéal pacifiste. Contrairement à ce que disait Marx, les prolétaires ont bien une patrie. Et c’est pour la défendre que toutes les classes de la société feront leur devoir, le nombre d’insoumis au moment de l’entrée en guerre étant presque nul. Début août, les mobilisations marquent la fin d’un monde. Dans le roman de Roland Dorgelès « Les croix de bois », un personnage le reconnaît avec gravité : « Il a fallu la guerre pour nous apprendre que nous étions heureux. »
« Août 14. La France entre en guerre », par Bruno Cabanes (à paraître aux éditions Gallimard le 11 septembre).

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