A Nairobi, l'Afrique sort du désert numérique

En faisant venir Internet au Kenya, il y a quelques années, Bitange Ndemo a transformé la vie des Africains de l'Est. Depuis, Nairobi est devenue une véritable Silicon Valley.

Par Emmanuel Tellier

Publié le 12 juillet 2014 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Peut-on encore croire au mythe de la Silicon Valley ? A Nairobi, au Kenya, Internet booste tout. On vous le raconte ci-dessous. A San Francisco, berceau du Web, le rêve se prend les pieds dans la réalité (à lire, la semaine prochaine sur telerama.fr et dans le numéro de Télérama en kiosques depuis le 16 juillet).

Dans la guerre économique planétaire, personne ne vous fera de cadeaux. L'Afrique sub-saharienne en sait quelque chose : c'est le continent des retards en tout, des infrastructures calamiteuses, des régimes politiques pourris de l'intérieur. A ces plaies héritées du passé, il fallait en plus qu'au début du XXIe siècle vienne s'ajouter la plus cruelle des punitions : alors que le reste de la planète profitait pleinement d'Internet et des possibilités révolutionnaires du numérique, l'Afrique sub-saharienne se voyait injustement privée de cet outil plein de promesses. Pas d'argent ? Pas de réseau web. Déjà perdante dans le monde matériel, cette partie du globe serait aussi perdante dans le monde immatériel.

Bitange Ndemo, un dieu vivant pour les jeunes, qui doivent l'arrivée d'internet.

Bitange Ndemo, un dieu vivant pour les jeunes, qui doivent l'arrivée d'internet. Photo : Guillaume Bonn pour Télérama/Getty

Un habitant sur trois utilise Internet quotidiennement

Séduite, la présidence de la République débloque la moitié du montant nécessaire – le reste sera trouvé auprès d'opérateurs privés. Ndemo s'envole pour Abu Dhabi et négocie avec les Emirats arabes unis. « Je leur ai dit que nous ne pouvions plus attendre et qu'ils devaient nous aider à sortir de cet infernal trou noir numérique… » Dix-huit mois plus tard, le premier câble à haut débit d'Afrique relie enfin le golfe Persique à Mombasa, la deuxième ville du Kenya (1). « Antérieurement, nous n'avions qu'une connexion par ligne de téléphone avec modem, accessible à moins de cinq mille personnes dans le pays ; d'un coup, avec le haut débit, nous avions le sentiment d'entrer dans le monde moderne ! » se souvient Ndemo, qui s'est fait de nombreuses inimitiés dans les pays voisins à l'occasion de cette opération commando.


L'arrivée d'Internet a transformé la vie dans le pays. Un habitant sur trois en fait désormais un usage quotidien, principalement sur téléphone mobile. Bien plus que l'ordinateur, c'est le smartphone qui est ici l'outil du lien aux autres : on compte soixante-dix-sept téléphones portables connectés pour cent citoyens kenyans. Un abonnement avec téléphone illimité et accès à Internet revient à l'équivalent de 15 euros par mois. « Les gens s'en servent pour tout ! s'enthousiasme l'ex-secrétaire d'Etat (il ne fut pas renommé par le gouvernement suivant, alternance oblige). Pour s'informer grâce aux médias en ligne ; mais aussi pour communiquer avec leurs amis via les réseaux sociaux, faire leurs courses, transférer de l'argent à leurs proches. Dans un pays comme le nôtre, où les infrastructures – routes, transports… – sont très déficientes, le téléphone portable et Internet facilitent vraiment la vie des gens. »

IHub, espace de travail collaboratif

Les locaux iHub.

Les locaux iHub. Photo : Guillaume Bonn pour Télérama/Getty

Quand on veut gagner sa place dans une entreprise de télécoms au Kenya ou en Afrique du Sud, ou créer sa propre start-up à Nairobi, rien ne vaut quelques mois d'immersion chez iHub, où, ce matin-là, aucun bruit ne vient troubler le travail des jeunes sur leur laptop. Chaque mois, Mugethi Gitau, la community manager des lieux, sélectionne les nouveaux candidats, en binôme avec Josiah. La première année est gratuite. Ce que l'encadrement d'iHub demande aux nouveaux membres, c'est d'avoir de solides bases techniques – notamment savoir coder – et un projet original. « Si quelqu'un nous dit qu'il veut créer le Facebook africain, on va plutôt tenter de l'en dissuader. Facebook a déjà tout raflé au niveau mondial, à quoi bon ? Nous les poussons à être plus inventifs ! A tenter de répondre à de nouveaux besoins, à des besoins locaux. » La deuxième année, les « iHubers » sont mis à contribution financière. « Ils commencent à gagner de l'argent avec leur projet, c'est normal qu'ils rendent quelque chose à la communauté. Pour l'équivalent de 170 euros par mois, ils ont un espace qui leur est dédié dans le loft et peuvent venir tous les jours, accompagnés d'une deuxième personne, qui ne paie rien. » Les derniers arrivés peuvent solliciter ceux qui sont là depuis un an (au nombre de cinquante en 2014). « Par exemple, poursuit Mugethi, si un jeune a une bonne idée d'appli pour smartphone mais qu'il n'y connaît rien en design graphique, un plus ancien viendra l'aider. » Chaque lundi, Mugethi Gitau invite des conférenciers, des chefs d'entreprise. « Nous essayons de nourrir une sorte d'écosystème profitable à tous », confie la jeune femme, qui organise des « pizza fridays » pour accélérer les rapprochements entre anciens et nouveaux.

Cent cinquante-deux entreprises lancées

La liste des projets initiés depuis quatre ans au sein d'iHub est impressionnante : parmi les cent cinquante-deux entreprises lancées, on trouve des sites d'e-commerce, des applications liées au transport dans la ville – notamment Ma3route, un système permettant de suivre en direct le trafic des « matatus », les fameux taxis collectifs –, des jeux en ligne (2), mais aussi l'épatant site Internet M-Farm, qui emploie seize personnes et possède désormais ses propres bureaux au rez-de-chaussée de l'immeuble. « Nous avons créé M-Farm en 2011 pour sortir des milliers d'agriculteurs kenyans de leur double isolement, géographique et technologique, explique Clara Mutongi. Notre site leur donne en temps réel le cours des denrées agricoles, qu'ils reçoivent par SMS. Beaucoup d'entre eux deviennent ainsi maîtres de leur prix de vente : ils ne se font plus arnaquer par ces intermédiaires qui ont longtemps abusé d'eux. » M-Farm, qui peut aussi agir comme une coopérative en ligne et négocier pour des centaines de paysans à la fois, leur envoie encore des alertes météo, des infos sur les risques sanitaires, des articles sur la sécurité alimentaire. Aujourd'hui, neuf mille fermiers kenyans en bénéficient.

Une boutique M-Pesa, le système de porte-monnaie numérique. Vingt millions de Kenyans l'ont adopté.

Une boutique M-Pesa, le système de porte-monnaie numérique. Vingt millions de Kenyans l'ont adopté. Photo : Guillaume Bonn pour Télérama/Getty

Konza City, la folie des grandeurs ?

L'organisation militante américaine Frontline, qui travaille sur les mêmes questions, a elle aussi des bureaux dans l'immeuble sur Ngong Road. Kelly Church, originaire de San Francisco, y travaille depuis un an : « Il y a dans ce bâtiment une ambiance à la fois studieuse et fraternelle. On échange sans cesse des infos, des tuyaux. Chaque jour, je constate que les réseaux sociaux et les sites militants aident à libérer la parole des gens dans ce pays. La démocratie y progresse à grands pas. » Pour lui permettre de gagner du terrain partout, les fondateurs d'Ushahidi travaillent depuis deux ans sur un nouveau projet, matériel et non plus virtuel : la mise au point de BRCK (prononcer the brick), un boîtier de réception Internet surpuissant et autonome en énergie, capable d'apporter une connexion web dans les plaines les plus reculées d'Afrique sub-saharienne… Comme Frontline, d'autres organisations et entreprises américaines regardent désormais le Kenya comme la place forte de l'innovation en Afrique sub-saharienne. IBM, Intel, Nokia, Google et Microsoft ouvrent des bureaux à Nairobi, et IBM vient d'y inaugurer un ambitieux Innovation Centre. « Plus personne ne nous prend à la rigolade », commente Josiah Mugambi, le directeur d'iHub.

Mais les choses ne bougent pas encore assez vite pour Bitange Ndemo, l'homme du câble sous les mers. Il y a quatre ans, l'hyper influent pionnier du Web kenyan (devenu professeur d'université et éditorialiste) a réussi à faire adopter le projet d'une Silicon Valley autrement ambitieuse : Konza City, une ville nouvelle de 20 kilomètres carrés, à bâtir au milieu de nulle part (40 kilomètres au sud de la capitale) et dotée de ses propres routes et équipements – logements, écoles d'ingénieurs –, et des dizaines de bâtiments dernier cri, pour y installer start-up et entreprises internationales déjà présentes au Kenya. Budget total de l'opération : 8,20 milliards d'euros. Date de livraison espérée : fin 2015… mais le projet a pris du retard, et rien n'est encore sorti de terre.

Dans un pays où seulement 31 % des logements ont l'électricité, beaucoup accusent Ndemo d'avoir la folie des grandeurs. Lui répond que Nairobi est trop polluée, trop congestionnée, pour y développer un quartier propice à l'innovation débridée et capable de rivaliser avec Moscou, Bangalore, Tel-Aviv ou New York. Il faut le créer de toutes pièces, à l'écart du centre. Il milite aussi pour que toutes les données des administrations kenyanes soient mises en ligne et accessibles par tous… Problème : il n'y aurait pour l'heure que six mille développeurs web dans tout le pays, et à peine deux cents designers graphiques. « Alors il va nous falloir attirer des ingénieurs de toute l'Afrique, mais aussi d'Inde, du Brésil, de Russie, et former toute cette jeunesse africaine qui est la force, le sang, l'avenir de notre continent. Et pour ça nous devons construire Konza City, qui sera notre Silicon Savannah, un lieu tourné vers l'imagination, vers le futur. »

 


L'Afrique joue à saute-mouton

Imaginez un grand saut en avant pour compenser, d'un coup, plusieurs retards accumulés. Ainsi, puisqu'il n'existait pas de réseau filaire au Kenya, l'essor du téléphone portable n'en fut que plus spectaculaire. Avec près de sept cents millions d'appareils en circulation, le continent dans son ensemble en est désormais mieux doté que l'Europe et les Etats-Unis réunis (au Sénégal, pays le plus en pointe, 90 % des citoyens ont un mobile). Autre exemple de technologie saute-mouton : le colossal succès, au Kenya, du micropaiement sans échange d'argent physique. Parce que le système bancaire classique y était inexistant et l'usage de l'argent liquide archi dominant, un opérateur de téléphonie mobile, Safaricom, a eu l'idée d'inventer un modèle de transaction utilisant les portables. Lancé en 2007, ce système de porte-monnaie numérique baptisé M-Pesa (« cash », en swahili) a été adopté par vingt millions de Kenyans, qui s'en servent pour leurs achats quotidiens et leurs transferts de fonds. M-Pesa est même devenu le premier mode de paiement dans le pays : en 2013, plus de 9 milliards d'euros ont transité dans ses tuyaux – soit un tiers du PIB du Kenya.

 

 

(1) Quatre autres câbles sous les mers ont été tirés depuis 2007. Depuis 2010, le Kenya « sous-loue » ces autoroutes numériques à ses voisins, et réalise des bénéfices conséquents.
(2) Comme Africa's Legends.
(3) Depuis 2007, l'outil mis en place par Ushahidi a été utilisé dans plus de cent pays à travers le monde.

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