Menu
Libération
Interview

«On est un putain de vrai groupe»

Un nouvel album, «Turn Blue», et une tournée française qui passe ce jeudi aux Vieilles Charrues : rencontre avec une moitié de Black Keys, Pat Carney.
par Philippe Brochen et Christian Losson
publié le 16 juillet 2014 à 18h06

Neuf ans. Il aura fallu neuf ans pour que le blues-rock garage des Black Keys passe de l'obscurité absolue aux sunlights les plus puissants. Formé en 2001 à Akron, dans l'Ohio, le duo composé de Dan(iel) Auerbach (guitares-basse-voix), 35 ans, et Pat(rick) Carney (batterie), 34 ans, a connu les bars enfumés et les salles en sous-sol, l'anonymat et les doutes, avant de devenir, à la faveur de son travail et de son obstination, un des groupes américains les plus courus du moment. L'éclosion populaire des «Clés noires» remonte à 2010, avec la sortie de l'album Brothers. La paire prolifique transformait l'essai un an plus tard avec l'ultrasalué et multitubesque El Camino, dont la pochette donnait à voir la camionnette des tournées de leurs débuts. Un symbole destiné à souligner que, malgré leur succès désormais installé et récompensé par six Grammy Awards, ils n'oubliaient rien de la sueur et des affres passées. En début d'année, la paire désormais installée à Nashville, Tennessee, a dévoilé Turn Blue, son huitième essai studio - le quatrième réalisé avec le prolifique producteur Danger Mouse (aka Brian Burton) - à la teinte légèrement moins garage.

Dimanche 6 juillet, la tournée européenne des Black Keys faisait étape à Belfort, à l’occasion des Eurockéennes, après le Main Square d’Arras et avant les Vieilles Charrues de Carhaix ce jeudi soir, leur ultime date estivale française. Dos bloqué, Dan Auerbach se faisait manipuler par un osthéopathe. Pat Carney recevait donc seul à l’extérieur de leur loge. Avenant, concerné, concentré et prolifique, le batteur revenait trente minutes durant sur le passé du duo, son présent, ses projets, l’argent et le succès.

Avez-vous eu le sentiment, avec Turn Blue, de colorer votre musique d’un peu de pop?

Non. Turn Blue est un putain d'album sombre, noir, mélancolique, avec des bulles de pop sporadiques : rock sans être agressif. Bon, oui, c'est différent de ce qu'on a pu faire jusqu'à présent. Mais si vous voulez trouver une influence plus pop dans notre carrière, alors réécoutez El Camino [septième et avant-dernier album, sorti en 2011, ndlr]. Comparé à Brothers [sixième album, sorti en 2010], voilà un album à la couleur pop !

Comment qualiferiez-vous Turn Blue ?

C'est un album de dépouillement. On a enregistré plus de trente titres au départ, pour ne garder à l'arrivée que les onze que l'on considère les meilleurs et qui font Turn Blue.

Comment conciliez-vous la tournée avec la nécessité et/ou l’envie de vous projeter déjà dans la conception d’un nouvel album ?

Ce n'est ni simple ni fun d'être en tournée pour défendre un album quand on bosse déjà sur le suivant, qu'on devra être en studio au printemps et qu'on essaie en permanence de se réinventer. Quand on a commencé à enregistrer Turn Blue en janvier 2013 à Benton Harbor, dans le Michigan, on est partis sur des bases différentes que celles de la fin de l'enregistrement avec Danger Mouse, entre juillet et août 2013 à Los Angeles. Mais je peux vous garantir une chose : le prochain album ne sonnera pas comme Turn Blue.

Qu’apporte un artiste et un producteur comme Brian Burton/Danger Mouse à la dualité d’un groupe comme The Black Keys ?

Brian est beaucoup plus un co-compositeur qu'un simple producteur. Depuis qu'il a commencé à travailler avec nous pour Attack and Release, en 2007 [le cinquième opus du groupe], notre premier album collaboratif, Brian se tape totalement de la production. Il veut être impliqué dans la création, pas dans la supervision. On lui colle l'étiquette de producteur hip-hop, alors qu'il a dû faire deux albums au maximum, contre cinquante autres loin de la seule scène rap ou hip-hop [de U2 à Beck, en passant The Good, the Bad and the Queen]. On le renvoie aussi sans cesse comme artiste à Gnarls Barkley, Gorillaz ou Broken Bells, mais il est beaucoup plus que ça : c'est un point d'équilibre.

En refusant d’apparaître, sauf pour vos singles, sur les sites de streaming, ne risquez-vous pas de vous couper d’un jeune public ?

La réalité, c’est que les artistes sont les dindons de la farce Internet. Les maisons de disques peuvent bien récupérer des millions de dollars, mais qu’en est-il pour ceux qui ont créé la musique ? S’il n’y avait pas d’argent dans l’affaire et s’il ne s’agissait que de faire plaisir aux fans, OK. Mais il y a un paquet de pognon dans cette histoire, du fric qui profite aux actionnaires de sites de streaming et aux maisons de disques. Spotify ou Deezer ont des millions d’utilisateurs payants. Et les artistes, ils touchent quoi ? 0,000001 centime de dollar par morceau ? Super ! Tout ça va tuer l’industrie du disque ! Ça me rappelle quand je trimais pour rien gagner dans les champs de maïs. Je dois être d’une génération bizarre, de celle qui accepte de payer le juste prix pour un disque, un livre ou un film. Aujourd’hui, nous, artistes, on est juste dépossédés de nos droits d’auteurs, de créateurs, d’artistes. Pourquoi les droits de propriété intellectuelle, les brevets qu’on accepte pour un fabriquant de bouteille en plastique, sont-ils déniés aux auteurs musiciens ?

Vous revendiquez votre indépendance, mais vous êtes sous contrat avec une major du disque…

C'est vrai, on travaille avec Warner Bros Records. On a joué la carte indé pendant six ans, mais, pour être sincère, être avec eux, c'est 100% mieux. On a le contrôle total sur ce que l'on veut faire, ou pas. En plus, la distribution, la com, les radios, etc., ils le font mieux qu'on n'aurait jamais pu le faire. Avec eux, on a vendu 1,6 million de copies d'El Camino en 2012. Ce n'est pas rien.

Dans le passé, vous avez refusé des publicités avec des rémunérations à six chiffres. Vous vous attaquez à des multinationales comme Pizza Hut ou Home Depot qui ont utilisé vos morceaux sans votre accord. Quel est votre rapport à l’argent ?

C’est effectivement une question compliquée. En 2003, on nous avait proposé 230 000 dollars pour une pub. Après avoir discuté avec des potes, on avait refusé, car on a eu peur. Avec le recul, c’était une très mauvaise idée. A l’époque, je vivais dans un petit appart que je louais 400 dollars par mois et je n’avais pas plus de 2 000 dollars à la banque. Six mois plus tard, on était sur la paille. On achevait une tournée interminable et on n’avait plus un flèche en poche. Puis, on nous a proposé une pub pour une voiture. Cette fois-là, on a pris l’argent. C’est étrange : au départ, notre musique est davantage passée dans des pubs que sur les radios. Mais bon, ça nous a permis de rentrer du cash, puis d’assumer nos choix. De ne plus faire forcément des pubs qu’on ne voulait pas faire. Et maintenant, ouais, de poursuivre des firmes qui croient qu’elles peuvent tout se permettre.

Aujourd’hui, avez-vous plus de liberté ou davantage de pression ?

Sans hésiter : plus de liberté, à 100%. Désormais, on n’en a rien à foutre d’envoyer chier tel ou tel fils de pute qui nous demande des choses qu’on ne veut plus faire ou qui veut se faire du fric sur notre dos.

Mais vous ne pouvez pas tout maîtriser, sauf à devenir des control freaks ? Vous devez donc faire confiance autour de vous, non ?

Vous savez, on est impliqué dans toutes les décisions majeures concernant les Black Keys. C’est aussi simple que cela. C’est parfois irritant de voir dans l’industrie du disque la façon dont on porte des jugements sur les groupes. Nous, on sait d’où on vient. On a passé plus de six années à sillonner différents pays dans des vans, à accumuler des centaines de dates dans des lieux où il n’y avait pas un rat. La première année, on était content quand on ramenait 100 dollars après un concert. On créchait dans des hôtels miteux quand d’autres groupes logeaient dans des 4 étoiles à l’autre bout de la ville. Bordel, on a fait plus de disques en onze ans que la plupart des autres groupes, non ? Huit albums, avec un investissement et une énergie qu’on n’a jamais relâchés. On est un putain de vrai groupe. Parce qu’on vaut quelque chose.

Quand vous regardez dans le rétroviseur et que vous vous revoyez il y a dix ans, regrettez-vous quelque chose, de la fraîcheur, de la spontanéité ?

Je suis un brin nostalgique, mais franchement je ne regrette rien. Quand tu joues en première division, as-tu envie de descendre en division inférieure ? Evidemment que non. Et le futur est plus excitant que le passé. C’est ça le punk rock : c’est les Sex Pistols, les Clashs. C’est faire comme ces fils de putes : être payé pour faire ce que tu veux faire, et être toujours, finalement, en mesure de contrôler ta carrière.

Qu’aimeriez-vous accomplir que vous n’avez pas encore pu réaliser ?

Voici la façon dont je vois les choses. Face B : on a littéralement joué il y a dix ans devant zéro personne. Face A : on vient de jouer devant 130 000 fans à Glastonbury [sud-ouest de l'Angleterre]. Ce sont les deux faces de notre monde. Le succès peut devenir un fardeau. C'est la pression que vous évoquiez : continuer à connaître la réussite. Mais pas question de faire des compromis, parce que sinon tout s'effondrera, parce que sinon tu perds ton intégrité, tu écornes ton honnêteté artistique. Sauf exception, le succès ne dure jamais longtemps dans ce métier. Et puis on n'a pas encore sorti notre meilleur disque. Le jour où il sortira, ce sera probablement un échec commercial. On n'a pas non plus fait un album qui puisse approcher le White Album des Beatles. C'est con à dire ou prétentieux, mais j'aimerais qu'on puisse caresser ce rêve. Aujourd'hui, on a la liberté financière d'oser y penser. Car eux l'ont fait quand ils étaient riches à crever. Certains grands groupes ont réussi leur plus bel album après avoir connu le succès. Il faut avoir la liberté de se branler de toute contingence financière pour y parvenir.

Quel est le secret d’un duo comme les Blacks Keys pour perdurer, à l’image d’un couple ?

C'est simple. On a grandi à Akron, dans l'Ohio. On a fait des jobs de merde. J'ai vendu des cafés, trimé dans des fast-food. Et j'ai pas vraiment brillé à la fac. A un moment, on s'est dit : «Quand est-ce qu'on arrête de faire des démos de daube dans notre piaule et qu'on se lance vraiment ?» C'est super simple : le seul objectif quand on a commencé le groupe était de faire un disque. Puis quand on a réalisé notre premier album, on a voulu le faire connaître. On est alors partis dans des tournées sans fin durant lesquelles on planchait sur le prochain disque. Avant d'enregistrer, puis de repartir en tournée. Et encore, et encore… On s'est construit comme des hamsters dans une roue. On gardera toujours ça au plus profond de nous. On ne s'est jamais arrêté, surtout pas quand ça a commencé à marcher. L'autre partie de notre secret, c'est d'aimer la musique et plus que jamais d'avoir envie d'en jouer. On est au milieu de notre trentaine, on a été disque d'or après avoir tapé nos 30 ans : cela a un sens. Il est question de timing, de récompense mais aussi d'avertissement. On ne considère pas notre réussite comme allant de soi. Au fond, notre chance est peut-être de ne pas avoir eu du succès trop tôt.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique