Les coulisses de la nomination d'Eric Ruf à la Comédie-Française

La nomination d'Eric Ruf à la tête de la Comédie-Française s'est jouée au vu et au su de tous, contrairement aux habitudes. Et la mainmise du Président de la République sur ce dossier n'en a été que plus flagrante. Explications vues des coulisses.

Par Emmanuelle Bouchez

Publié le 16 juillet 2014 à 14h36

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

Eric Ruf, quarante-quatre ans et une longue carrière d'acteur fin et sensible, de scénographe et de metteur en scène à son actif au sein de la Comédie-Française vient d'être nommé à la tête de la prestigieuse maison aux 430 permanents (dont 62 comédiens). Il prendra ses fonctions le 4 août pour lancer une saison 14/15 conçue par l'administrateur précédent, Muriel Mayette.

Le président de la République François Hollande, à qui, sur proposition du ministère de la Culture, la décision appartient, a donc choisi aujourd'hui en Conseil des ministres l'un d'entre eux. Un grand sociétaire parmi les sociétaires, au talent reconnu, aux appuis précieux (sa candidature est soutenue par le très médiatique Denis Podalydès semblant pour l'instant se tenir en réserve de la République), a priori capable de fédérer une troupe presque propriétaire de son destin, qui se déchire de manière cyclique autant qu'elle s'aime avec passion. Aux dépens de l'autre candidat finaliste, Stéphane Braunschweig, né en 1964, actuel directeur du Théâtre National de La Colline et metteur en scène brillant, qui aurait pu apporter une distance souhaitable en période de tension, une énergie venue de l'extérieur, un vent nouveau. L'exogamie en somme...

Le renouvellement de l'administrateur de la Comédie-Française excite les appétits, passionne le milieu et intéresse le public comme l'une des mythologies françaises chères à Roland Barthes. Avec une sur-dimension politique, que le renouvellement d'autres institutions nationales tel l'Opéra de Paris par exemple, ne suscite peut-être même pas : comme si le face-à-face de Molière avec Louis XIV, sa relation de dépendance/indépendance avec le pouvoir central avait laissé des traces dans l'imaginaire de tous, orientant à jamais les comportements.
Mais d'habitude, tout se fait sous le sceau du secret et l'histoire ne s'accélère qu'à la fin, au moment où l'intéressé apprend par exemple, comme Marcel Bozonnet en 2006, qu'il n'est pas renouvelé au terme de son mandat alors que le ministère venait de lui confirmer la chose... Ce cafouillage de l'été 2006 ayant valu l'arrivée à ce poste de Muriel Mayette, candidate interne et première femme administratrice depuis la fondation du Français.

Cette fois, le grand public a découvert dès la mi-décembre 2013 que « la guerre de succession » – le mot peut sembler forcé, mais la rudesse n'est pas absente de toute cette histoire – était ouverte. Les 36 sociétaires avaient eux-mêmes ouvert les hostilités dès l'automne, en envoyant une lettre à Aurélie Filipetti, ministre de la Culture, pour clamer la nécessité d'un changement à la tête de leur maison et se prévenir ainsi de tout renouvellement de Muriel Mayette pour un troisième mandat. Ambiance... Pourtant celle-ci laisse une maison aux finances très saines avec un taux de fréquentation (90%) qui ne s'est jamais aussi bien porté. Mais la troupe n'a plus le moral, ne se sent plus aiguillée artistiquement. Avec raison. Ils se mettent de plus en plus en scène eux-mêmes et les artistes invités à les faire travailler (les succès de Jérôme Deschamps et de Giorgio Barberio Corsetti avec Feydeau ou Labiche exceptés) sont un peu petits bras.

La tragédie d'Hamlet de William Shakespeare, mise en scène de Dan Jemmett à la Comédie Francaise du 7 octobre 2013 au 12 janvier 2014, avec: Denis Podalydes (Hamlet) et Eric Ruf (Le Spectre, Premier Comédien).

La tragédie d'Hamlet de William Shakespeare, mise en scène de Dan Jemmett à la Comédie Francaise du 7 octobre 2013 au 12 janvier 2014, avec: Denis Podalydes (Hamlet) et Eric Ruf (Le Spectre, Premier Comédien). photo : Pascal Victor/ArtComArt

« On n'en peut plus de Muriel Mayette, elle manque d'ambition ! Quand invitera-t-elle un Thomas Ostermeier à la Comédie-Française ? », furent les réflexions les plus courantes dans les bouches des comédiens ces derniers temps. Ce sont des bêtes de scènes et il faut les nourrir. La réduction de 1% par an, de 2013 à 2015, des subventions de l'Etat (soit 1,5 million d'euros en tout) n'est pas leur problème.

Dès lors, les noms ont commencé à circuler. Eric Ruf a déclaré très tôt sa candidature. Et puis on a parlé d'Hortense Archambault, l'ex co-directrice d'Avignon (qui, surprise, a déclaré très vite qu'elle n'avait pas le profil), du metteur en scène Jérôme Deschamps (le fameux Fil à La Patte de Feydeau...), de Jean-Marie Besset le directeur remercié du CDN de Montpellier, de Christian Schiaretti, 59 ans, metteur en scène et « refondateur » passionné du Théâtre National Populaire de Villeurbanne à la suite de Roger Planchon, ou de Muriel Mayette elle-même qui, en mai dernier, défendait encore bec et ongles bilan et projets par presse interposée.

Coup de théâtre ! La ministre de la Culture Aurélie Filipetti a alors sollicité Stéphane Braunschweig, le directeur de La Colline. Puis, chose rare dans l'histoire des nominations de la prestigieuse maison, elle a ouvertement retenu trois candidats à la forte légitimité (Eric Ruf, Stéphane Braunschweig et Christian Schiaretti) à qui elle a demandé, via une lettre de cadrage, de développer un projet précis. Le 3 juin dernier, tous les trois ont été reçus au ministère. « C'était un entretien profond, littéraire et politique sur les enjeux du théâtre public », raconte Christian Schiaretti. Un mois plus tard, seules les deux premières candidatures sont montées jusqu'au bureau du président de la République. Christian Schiaretti (qui présente actuellement au festival d'Avignon sa dernière création), candidat « disparu », s'interroge sur la procédure tout en appréciant que la ministre elle-même l'ait prévenu de la nomination d'Eric Ruf. Laquelle Aurélie Filipetti n'a jamais caché son soutien à la candidature de Stéphane Braunschweig... Vous suivez toujours ?

Mais le plus étonnant dans l'histoire est encore ailleurs : même le président François Mitterrand, ardent amoureux de la culture, ne recevait pas LES candidats. Au mieux, il recevait l'heureux élu comme Jean-Pierre Vincent, le premier administrateur qu'il ait nommé en 1983 au fil de ses deux septennats (avant Jean Le Poulain, Antoine Vitez, Jacques Lassalle, et Jean-Pierre Miquel). En prenant la peine d'entendre lui-même les deux derniers candidats, le président Hollande affirme au contraire sa maîtrise totale du dossier. Aux dépens d'un ministère de la Culture à qui il ne semble pas accorder toute sa confiance. L'effet « Louis XIV » ?
 

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