L'écrivain, ce nouveau musée

Transformer l'ancienne maison d'un auteur en autel à sa gloire est un filon qui marche en France. Quitte à déifier des romanciers qui n'en demandaient pas tant.

Par Lorraine Rossignol

Publié le 14 juillet 2014 à 09h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h16

C'était le 5 juillet dernier : après des années de ­réflexion puis de chantier, le Grenier à sel, ancienne capitainerie de Saint-Florent-le-Vieil, ouvrait enfin ses portes au public. Au rez-de-chaussée, la Chambre des cartes ; à l'étage, la bibliothèque. Géographie et littérature : les deux clés pour accéder à l'univers du mystérieux Julien Gracq qui, bien qu'ayant vécu ses vingt dernières années dans cette petite « cité de caractère » du Maine-et-Loire dont il était originaire, ne se montra jamais particulièrement causant avec les habitants : ce n'est pas pour rien qu'on le surnommait « l'ermite de Saint-Florent »...

Avec la spectaculaire métamorphose de ce petit bâtiment historique en lieu d'accueil, de lectures publiques, de concerts..., c'est comme si, d'un seul coup, l'univers réputé hermétique de celui qu'on qualifie souvent de dernier auteur « classique » du XXe siècle (deux volumes à la Pléiade publiés de son vivant) se dévoilait. A trois pas de là, l'austère maison de Gracq (Louis Poirier de son vrai nom) elle-même n'avait-elle pas été rénovée, renommée maison Julien-Gracq (1), et consacrée, à l'automne dernier, lieu de résidence pour écrivains contemporains ? – statut que Gracq, qui avait quitté les lieux le 22 décembre 2007, à l'âge de 97 ans, avait toujours souhaité lui conférer.

Contamination muséale” ou tourisme culturel ?

Car, qu'il s'agisse de la capitainerie attenante ou de sa propre demeure, s'il y a bien une chose dont « l'ermite » se méfiait, c'est de cette « désolante » « espèce de contamination muséale » « prenant possession de la vie privée après la mort » dans les lieux d'habitation d'« illustres ». Cette tendance ­apparue dans les années 1990, et consistant en la transformation de maisons de « grands hommes » – en premier lieu les écrivains – en véritables sanctuaires, la France n'en avait pourtant pas été l'initiatrice : dès les années 1970, la Russie avait commencé de religieusement s'emparer de ce type de patrimoine – de Dostoïevski à Boulgakov, en passant par Tolstoï ou Pouchkine. L'Angleterre, elle aussi, avait très vite ouvert à un public acquis les demeures de Dickens, Kipling, des sœurs Brontë ou de Virginia Woolf, tandis que l'Allemagne s'était pourvue de rien de moins que quatorze lieux dédiés à la mémoire de Goethe !

Malagar, l'âme de François Mauriac
« Tant qu'il restera sur la terre un ami de mes livres, Malagar palpitera d'une sourde vie. » François Mauriac ne croyait pas si bien dire. Juché au faîte de collines surplombant la Garonne, sur la commune de Saint-Maixant, le domaine viticole acheté par son arrière-grand-père en 1843 n'a jamais autant « palpité » que depuis son ouverture au public, en 1997. Outre le chai aménagé en « musée », il y a surtout la maison même de Mauriac, dont le mobilier et le décor sont restés les mêmes, comme figés dans le temps. Mais pas morts pour autant : de la « souillarde » (arrière-cuisine) au bureau, l'impression d'intimité est telle, à évoluer sur ces planchers cirés, que l'on s'attend à voir apparaître Mauriac dans l'embrasure d'une porte, ou dans le jardin, au bout de l'allée des charmilles. Le centre François-Mauriac, qui veille à perpétuer la mémoire de l'écrivain, se montre hyperactif, avec un programme d'activités culturelles impressionnant (Vendanges de Malagar, Musica Malagar, Nuit de la lecture, balades littéraires...). Venant enrichir encore cette « offre », le chalet Mauriac, non loin de là, à Saint-Symphorien, accueille, lui, des créateurs en résidence. Maison + musée + résidence = toutes les facettes de la « maison d'écrivain » exploitées !

Surfant sur la vague du « tourisme culturel », la France avait donc fini par rendre hommage, à son tour, à ses « grands écrivains » : parc de la Vallée-aux-Loups de Chateaubriand, maison Pierre-Loti à Rochefort, domaine de Malagar de François Mauriac, moulin de Villeneuve d'Elsa Triolet et Louis Aragon, villa Mont-Noir de Marguerite Yourcenar... Au point qu'aujourd'hui la Fédération des maisons d'écrivain recense cent quatre-vingt-cinq sites (1,5 million de visiteurs par an) –, ce qui fait de notre pays l'un des mieux pourvus en la matière !

Des lettres de Julien Gracq.

Des lettres de Julien Gracq. Photo : Léa Crespi pour Télérama

Sacraliser ou s'inspirer ? 

De fait, en matière de maisons d'écrivains, on a tôt fait de basculer dans « la sacralisation et le pèlerinage », rappelle le conservateur général des bibliothèques en retraite Michel Melot. Dans son ouvrage-référence Le Sacre de ­l'écrivain, 1750-1830 (éd. Gallimard), l'historien de la littérature Paul Bénichou avait montré à quel point l'homme de lettres est, depuis le xviiie siècle, devenu une sorte de prêtre laïc de nos sociétés modernes. Ce caractère sacré, les maisons d'écrivains n'hésitent guère à le mettre en scène, jouant de l'accumulation des objets-souvenirs et des photos, rappelant les rituels du défunt propriétaire, s'appliquant à un certain fétichisme de la plume et de l'encrier. Exactement ce dont nos voisins européens sont si friands : de la pendule arrêtée à l'heure de la mort de ­Dostoïevski à la tasse de thé renouvelée toutes les demi-heures pour qu'il reste fumant ! Gracq rejetait sévèrement ce modèle. Même si son mode de vie – retiré avec sa sœur aînée dans cette maison de Saint-Florent – « incarnait paradoxalement le mythe de l'écrivain intouchable, élevé au statut de dieu ou de saint », sourit Michel Melot...

Comment, autrement que par les décors et les objets, incarner la littérature et le mystère de la création littéraire ? La réponse – très française – consiste à imbriquer les concepts de musée (vitrines, cartels, parcours thématique...) et de sanctuaire ; à mêler le pédagogique (fiches d'information, dates clés...) au sacré. Quitte à détruire tout simplement le charme des lieux : les aménagements nécessaires à l'accueil du public (billetterie, WC, sortie de secours, boutique, ascenseur ou rampe d'accès pour les personnes handicapées, éclairage nocturne...) s'intègrent rarement de façon harmonieuse à l'intimité de ces maisons le plus souvent modestes et exiguës.

La villa Arnaga d'Edmond Rostand, destination touristique très prisée
C’est la « rolls » des maisons d’écrivains en France, en termes de superficie (500 mètres carrés au sol, sur trois niveaux !) mais aussi d’environnement : rendu richissime par le succès inouï de Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand décida de faire de la villa Arnaga, à Cambo-les-Bains, dans ce Pays basque où il se rendait pour soigner son asthme, la maison de ses rêves. Une sorte de maison totale, où tous les styles se mêleraient dans un luxe sans fin : salle de réception Louis XIV, salon chinois rouge et or à coupole, bureau Empire. Les jardins de 12 hectares offrent d’un côté de superbes parterres à la française avec boules de buis et bassins, de l’autre le charme d’allées sinueuses à l’anglaise. Avec soixante-douze mille visiteurs par an, Arnaga est la seconde maison d’écrivain la plus visitée, après celle de Victor Hugo à Paris. Pour autant, la nouvelle conservatrice du lieu, Béatrice Labat, ne renonce pas à une exigence de qualité : ici, pas de cartels mais des fiches explicatives, pour éviter de « polluer » le lieu…
Le Grenier à sel, à Saint-Florent-le-Vieil, une ancienne capitainerie qui accueille concerts et lectures autour de l'univers de l'auteur.

Le Grenier à sel, à Saint-Florent-le-Vieil, une ancienne capitainerie qui accueille concerts et lectures autour de l'univers de l'auteur. Photo : Léa Crespi pour Télérama

De ce point de vue, la maison Julien-Gracq risque de le décevoir. Dépouillée de l'intégralité de son mobilier, vendu aux enchères, comme de son décor, jugé trop suranné, il ne reste plus, de celui qui refusa, en 1951, le prix Goncourt pour Le Rivage des Syrtes, que la table de travail et le fauteuil en cuir. Au point qu'à regarder le lino tout neuf posé au sol, au rez-de-chaussée, à respirer cette odeur de propreté qui imprègne les murs, on se demande si le lieu a toujours une âme. A trop vouloir combattre la naphtaline, ne prend-on pas le risque de la dépersonnalisation ?

« C'est le paradoxe de ces maisons : si on fait le choix de les fermer au public pour y accueillir plutôt des créateurs en résidence – l'autre grande option de reconversion –, on ne les rend pas pour autant plus vivantes », remarque Jean-Claude Ragot. Faire d'une maison un lieu de création pour mieux y préserver l'esprit d'un écrivain, c'est le scénario initié dès 1997 par la villa Marguerite-Yourcenar – vaste demeure de brique rouge nichée dans les Flandres, à Saint-Jans-Cappel, et qui accueille tous les mois trois nouveaux auteurs en résidence. Tel était en tout cas le vœu explicite de Julien Gracq. A l'image du projet de rénovation intégrale du chalet Mauriac de Saint-Symphorien, dans les Landes où l'écrivain, enfant, rédigea ses tout premiers poèmes : depuis le printemps 2013, cette extraordinaire villa perdue au milieu des pins accueille, dans un mobilier ultra design et un ­décor minimaliste, des créateurs en résidence. Pour peu qu'un orage éclate en été, avec toute la violence qu'il peut avoir en Gironde, la tension dramatique propre à l'univers mauriacien emplit aussitôt les lieux.

La villa Marguerite-Yourcenar, paradis pour auteurs
On imagine que la petite Marguerite de Crayencour dut grandir heureuse dans le parc enchanté de son « château ». Ainsi la fillette appelait-elle la villa cossue du Mont-Noir où, jusqu'à l'âge de 10 ans, elle séjournait avec son père d'avril à octobre, et où elle bénéficiait d'une liberté quasi totale : entourée de domestiques et surtout de son cher bestiaire – ânesse, chèvre, mouton –, l'enfant goûta ici au bonheur de vivre. Est-ce la même griserie qui, depuis 1997, gagne les résidents de la villa Marguerite-Yourcenar ? Au-delà du confort du lieu, tous consignent, dans le livre d'or de la villa, le bien-être absolu qu'il y a à travailler ici, retiré du monde. Ayant accueilli à ce jour deux cent cinquante auteurs, la villa, qui, par le département du Nord, bénéficie d'un budget de 520 000 euros annuels, est réputée pour être l'une des résidences les plus prisées des écrivains. Elle est fermée au public – sauf pour quelques manifestations littéraires –, qui peut toujours se rabattre sur un musée Marguerite-Yourcenar situé tout près de là, à Saint-Jans-Cappel.

Serait-ce la véritable clé de ces maisons enchantées ? Dans le paysage qui leur sert d'écrin, dans la vue où plonger le regard, à travers chaque fenêtre, sur les jardins ou potagers, forêts ou bords de mer, vallées, rivières... Dans ces « paysages littéraires », pas question d'intervenir en faisant tel ou tel choix muséographique : ils appartiennent à tous, simples curieux, amateurs passionnés ou créateurs en résidence. Et semblent garder intact leur pouvoir, que ce soit en redonnant le désir de lire et en suscitant d'éventuelles vocations, ou en encourageant chez d'autres un travail ou des recherches de longue haleine... Dans la maison Gracq, les auteurs en résidence l'ont bien compris, qui regardent s'écouler, depuis le bureau de Gracq, la Loire immuable, ou scintiller les frondaisons des peupliers de l'île Batailleuse, où l'auteur aimait tant aller se promener, le matin, aux alentours de 10 heures...

A lire
| Mes maisons d'écrivains, d'Evelyne Bloch- Dano (journaliste ayant tenu une rubrique mensuelle sur les maisons d'écrivains dans Le Magazine littéraire de 1993 à 2008), éd. Tallandier.
| Collection « Sur les pas d'écrivains », éd. Alexandrines : balades littéraires dans les différentes régions de France.
| Maisons célèbres en France, collection « Les itinéraires », éd. Projection.
| Maisons d'écrivains et d'artistes, d'Hélène Rochette, éd. Parigramme.

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